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La Méditerranée : entre mer Rouge et mer Morte, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud le 28.06.16 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

La Méditerranée : entre mer Rouge et mer Morte, par Kamel Daoud

 

L’actualité est terriblement mythologique : « comment traverser la mer ? ». Si on le fait seul, cela s’appelle un clandestin, un immigré, un noyé, un pêcheur, un pécheur. Si on le fait avec un peuple, cela s’appelle l’exode ou le récit biblique. Cela fonde une religion, un peuple. Si on le fait en groupe, cela s’appelle un flux, un boat people, une fuite. La mer, mais pas toute la mer : il faut qu’elle soit rouge ou blanche. La Méditerranée : berceau et tombeau. Siège des Dieux ou des midis parfaits. Lieu de l’homme ou du surhomme. Souvenir d’une conférence à Avignon, sur la Méditerranée à repeupler ; étrange sensation à écouter les autres parler d’un souvenir (la Méditerranée des Grecs), alors que je pensais à un présent (la mer des réfugiés ou des migrants) : on ne vit pas la mer de la même façon, vue par un touriste ou par un homme du Sud. Pour l’un, elle est ouverture, infinie, exotisme, prémisse, première marche, entame et prologue, plaisir, possibilité d’île ou suspension du temps. Pour l’autre, elle est mur, obstacle, elle est en dents, compte à rebours et non pas temps suspendu.

Pour l’un, elle est plate comme la terre. Pour l’autre, elle est verticale, à escalader. Au Nord, les élites en parlent avec nostalgie, au Sud, avec colère. Elle est un souvenir des anciens temps grecs pour les uns, une preuve que la terre est une falaise pour les autres. Ce fut un moment de flottement, un jour, lors de cette rencontre sur le thème de la Méditerranée à Avignon, en France : je ne savais quoi dire sur la mer du milieu car je ne l’ai jamais vécue que comme une bordure, une frontière, jamais comme un récit épique – Et je l’ai dit alors : pour que la mer devienne vivante, la Méditerranée, une présence et une nation, il faut un récit, un mythe, un fait d’homme et de Dieux, un partage équitable de l’horizon. Etrange découverte immédiate pendant que les autres parlaient : dans la cartographie musulmane, la mer n’est pas territoire mais interruption. Le pur-sang « arabe » du mythe est stoppé par la vague : le Coran parle si peu de la mer. Daech a d’ailleurs dessiné une nouvelle carte, imago mundi du désastre, rééditant les noms des lieux des 11ème/12ème siècles : Khorasan, Abyssinie, pays du Cham, Andalousie, etc. Et curieusement, la carte ne donne pas de nom à la mer. Car la mer est toujours dite « mer des obscurités » : c’est le lieu où la divinité est interrompue par son contraire. La terre qui se dérobe à l’épée. Le contraire du désert et sa monstrueuse continuation, son extrapolation, son versant encore plus terrible où ne poussent ni palmiers ni oasis. La mer est le contraire de la conquête, vue du Sud. D’ailleurs, les terroristes détournent des avions ou des pays, ou des révolutions, jamais des bateaux, pour le moment. Il y a guerre sainte, terre sainte mais pas mer sainte et la Méditerranée ne l’a jamais été au Sud.

Et aujourd’hui, l’actualité est la mer : un enfant s’y noie, des pays s’y précipitent. La mer est tout à la fois le lieu à combler, à traverser, à ignorer : le dos du monde et sa face affreuse. Le limes mais aussi le purgatoire. La Méditerranée est l’espace du désastre. Elle est le corps pour les uns, l’âme pour les autres. C’est le rideau de fer de notre époque. Elle va séparer en coupant le corps à hauteur du tronc ou de la langue. La question est donc comment restaurer la Méditerranée comme lieu de rencontre du corps : maison de l’homme dispensé des Dieux, rêve d’équilibre entre soi et le ciel.

Rêvons. Mais pour le moment, la mer est un mur. Côté Nord, elle est nostalgie du corps ; côté Sud, elle est malaise du corps. Il faut voir, côté sud, le malaise du nageur, l’enjeu du bikini pour les femmes. Le début de la mer est le début de la honte, de la culpabilité, du crime : la plage est un enjeu immense dans la cartographie du religieux. C’est un lieu de tensions et de contrainte. Espace d’immobilisation et d’indécision : la mer dévoile le corps que l’on veut cacher. La mer et l’au-delà sont toujours adversaires, même s’ils se ressemblent.

La mer est donc le fait divers du moment : s’y noyer, y nager, la traverser ou se faire traverser par elle en songe et en fantasme. Rage et naufrage.

 

Kamel Daoud

 

 


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015