La marque des détours, Yveline Stéphan
La marque des détours, Éditions Infimes, 2014
Ecrivain(s): Yveline Stéphan
Le roman d’Yveline Stephan La marque des détours, paru en 2014 aux éditions Infimes, est un long monologue où Léna, l’héroïne, se retourne sur son passé et entame un bilan sans concession de ce qu’elle a fait de son existence. Enfermée pendant de longs mois dans un lieu clos entouré de blancheur, elle « ne cesse d’écrire des mots retenus en elle depuis si longtemps ». Elle déroule son histoire « dans un cahier de moleskine noir » qu’elle emportera dans sa valise au moment où elle décidera de se confronter à nouveau avec l’extérieur, lorsqu’elle se sentira assez forte pour « se regarder sans terreur » dans un miroir et se retrouver « Elle, Léna. Elle, Hélène Robin ».
Nous, lecteurs, devenons partie prenante de l’exploration des dédales du monde intérieur d’une femme dont la vie serait enviée par beaucoup. Pourquoi l’héroïne nous apparait-elle comme « une femme gelée » ? C’est ce que le récit va tenter d’éclaircir. Enfant, Léna se rêvait un avenir. Adulte, elle s’est inventé un passé.
Quand nous faisons sa connaissance, c’est une femme au milieu de sa vie. Elle est mariée et mère de famille. Tout devrait la rendre heureuse. Or Léna est à la dérive. Sa vie a éclaté. Tous les points d’appui, qui lui permettaient de tenir, vacillent malgré tous les efforts qu’elle fait pour rester debout. « Léna n’a envie de rien ». Elle se vit comme une automate. « Elle n’a de place nulle part ». Elle exprime avec une lucidité impitoyable « Cette difficulté à vivre. À se vivre ». Elle connaîtra l’épouvante, l’insupportable solitude, la dégradation, la jalousie sordide misérable, les supplications, les humiliations, le chantage affectif qui est la stratégie des faibles, les pleurs exhibés qui n’attendrissent pas l’autre mais au contraire l’exaspèrent. Et c’est la lente descente aux enfers toute honte bue jusqu’à la séparation. Peu à peu, Léna se vide de tout désir. Elle devient une enveloppe sèche, « sage comme une image ».
Depuis longtemps, elle s’est enfermée dans le silence, enfermée dans sa peau. « Mauvaise enfant, mauvaise amante, mauvaise épouse, mauvaise mère » pense-t-elle. Mais elle observe, elle écoute et peu à peu, quand la mémoire lui revient, elle va tenter de « percer cette nappe d’oubli » comme l’énonce si justement Patrick Modiano. Une galerie de portraits défile sous nos yeux. Chacun d’eux cache une faille, un vide intérieur bien dissimulé derrière l’épais vernis de la bienséance. En fait, ce sont des marionnettes qui s’agitent et simulent pour paraître autre qu’ils ne sont. Léna lit la détresse dans tous les regards.
Dans le présent, le mari célèbre, Georges Dourmel, et le fils adulé. Les amis qui ne sont pas des amis. Ensuite, tous ceux qui ont marqué son enfance. Violette Robin, la mère née le jour de la Toussaint et qui en fait un destin. La mère ambivalente tendre parfois et rejetante le plus souvent, pour qui elle est un « accident », un « évènement déplaisant », qui considère que sa fille a « les nerfs malades ». La mère qui rêvait de devenir violoniste et qui finit couturière pour gagner sa vie, et élever seule sa fille, qui « rangea son violon en haut d’une armoire. Tout en haut pour ne plus le voir », qui ne garde rien de son passé sauf la mémoire qu’on ne peut pas effacer et qui parfois remonte malgré elle et la cloue. Pas de père mais les « oncles » qui défilent dans la chambre de la mère. Joseph Berl, le luthier chez qui la fillette va se réfugier, qui lui apprend à imaginer et qui lui raconte le passé en en cachant le tranchant, la concierge de l’immeuble d’enfance qu’elle va retrouver dans une maison de retraite et qui va lui en dire trop. Dans sa tête les questions se bousculent, « Passé et présent s’entrechoquent et forment un magma confus dont elle ne peut se dépêtrer ».
Au fil des pages, Léna réalise que, plus on se masque, plus votre histoire vous rattrape. Et elle remonte le temps jusqu’au fœtus. Un à un elle va exhumer les cadavres qui hantent ses placards. Et des récits s’imbriquent. On change de lieu, d’époque, de génération. Le temps s’abolit. Son passé se cogne à L’Histoire avec sa grande hache.
Une chronique nous est contée. Sûrement pas un conte de fée dont Léna s’est abreuvée quand elle était enfant. Non. Un itinéraire complexe, avec des failles, des blessures certes. Ce qui est intéressant c’est la façon dont chaque vie traverse les épreuves. Il n’y a que les sots pour penser que toute vie ne comporte pas des accros qui pour certains sont des gouffres.
Ce qui nous emporte dans ce roman, c’est la construction du récit qui nous tient en haleine. En effet, nous naviguons d’une époque à l’autre sans sentir les brusques coups de houle qui agitent cet océan de mots.
Ce qui nous séduit c’est la subtilité de l’écriture. Nous découvrons un mélange bien orchestré des niveaux de langue qui signalent les différences de milieux, un détournement empreint de dérision de toutes nos expressions stéréotypées, une mise en relief de nos lieux communs, une dénonciation avec une ironie glaciale de tous les préjugés qui se glissent dans nos paroles sans qu’on y prenne garde, des moments de poésie qui émaillent le texte avec des métaphores qu’il nous faut déchiffrer. « Tu serres les poings. Les larmes affleurent. Le papillon au creux de ta main bat des ailes. C’est fou comme il se débat ». Léna n’est-elle pas ce papillon ? Pourquoi a-t-elle accepté de replier ses ailes ?
Dans ce long monologue intérieur, l’héroïne parfois se dédouble et parle d’elle à la troisième personne en utilisant le « elle », où parfois elle s’adresse à elle comme si elle parlait à une autre et utilise alternativement le « tu ». Le récit est jalonné des questions que Léna se pose. Et dans les réponses, le discours indirect libre abolit les limites entre soi et l’autre.
Parfois, les phrases nominales sont très brèves comme des pierres lancées à notre face et qui donnent toute sa force au sens.
« Fermer le ban » comme un rappel à l’ordre, comme un leitmotiv, comme une ponctuation, comme un silence, répète l’héroïne à plusieurs reprises, étrange expression militaire ou administrative qui signifie pour elle qu’elle n’ira pas plus loin dans ce qu’elle veut se dévoiler. Mais sa mémoire ne la laissera pas en paix et elle continuera à creuser encore plus loin dans le temps, encore plus profond dans son espace interne, jusqu’à se mettre la peau à vif.
Tout va bien, tout va très bien, disent les gens qui ne veulent rien savoir de l’Histoire qui se construit sous leurs yeux. « Tout va bien, tout va très bien » se dit l’héroïne en laissant filer sa vie. Jusqu’au jour où tout explose et c’est la déflagration, le piège de l’alcool que l’on absorbe en cachette juste pour s’oublier. Et, peu à peu, c’est la descente aux enfers qui ira jusqu’à l’enfermement dans un lieu clos, isolé du monde, aux portes verrouillées. Cependant, grâce à une main et une oreille qui se tendent vers elle, ce lieu va pouvoir devenir un lieu de renaissance.
L’auteur porte une tendresse évidente à son héroïne. Et elle ne lui enlève jamais, même dans les pires passages, une once de sa dignité. Nous la ressentons dans le discours de celle-ci qui nous est rapporté avec un tel humour un peu triste, une telle justesse.
Nous ne dévoilerons rien des « secrets » qui scandent le récit de Léna et qui nous permettent de comprendre son chemin de vie. Il appartient aux lecteurs de se laisser surprendre. Beaucoup d’êtres pourront s’identifier à l’un ou à l’autre des personnages évoqués dans ce roman. Chacun sera étonné d’y retrouver des bribes, des rappels de sa propre trajectoire de vie. Car les questions auxquelles, au fil des pages, la narratrice se trouve confrontée, qui d’entre nous ne se les est pas posées quand les années passent ? Car ce sont des questions existentielles, vitales même pouvons-nous ajouter. Quelles compromissions sommes-nous prêts à accepter quand on est assigné au rôle de personnage de l’ombre ? La répétition inlassable des mêmes scénarios traumatiques de l’enfance est-elle inévitable ? Peut-on réussir à faire un pas de côté pour refuser la fatalité d’un destin qui poinçonne notre histoire ? Est-il possible de reprendre possession de sa vie ? Faut-il toucher le fond de la piscine, donner un violent coup de pied pour pouvoir remonter à la surface et respirer à nouveau ?
Annie Ernaux déclare dans un entretien : « Quand on va vraiment très mal, je ne pense pas que la littérature vous sauve la vie ». A chacun ses blessures, à chacun ses mensonges. Et on se crée une vie imaginaire pour cacher sa honte. Et un jour, comme l’héroïne, on craque. Et pourtant, le lecteur pourra fermer le livre sur une note optimiste. Aucune situation, aussi compliquée soit-elle, ne peut trouver une résolution qui fasse que la vie vaille la peine d’être vécue. À condition d’entendre l’avertissement de René Char : « Imite le moins possible les hommes dans leur énigmatique maladie de faire des nœuds ».
Pierrette Epsztein
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