La mangeuse de guêpes, Anita Nair (par Patryck Froissart)
La mangeuse de guêpes (Eating wasps), Anita Nair, février 2020, trad. anglais (Inde) Patricia Barbe-Girault, 343 pages, 20,90 €
Edition: Albin Michel
« C’est mon petit doigt qui me l’a dit ! »
La romancière Anita Nair connaît-elle cette expression bien française ? La formule possède-t-elle son équivalent en Inde ?
Quoi qu’il en soit, voilà un roman dont la narratrice est, singulièrement, la phalange d’un doigt, précieusement recueillie, après le suicide de sa « propriétaire » et son incinération, par l’amant dont le lâche comportement a, au premier chef parmi d’autres raisons, conduit la jeune femme, Sreelakshmi, professeure, écrivaine, à se donner la mort à la date précise du 25 octobre 1965.
Cinquante ans plus tard, dans un sombre recoin d’un hôtel du Kerala portant l’enseigne Near the Nila parce que situé au bord de la rivière du même nom, l’os est retrouvé au fond d’une vieille armoire pourrissante, par Urvashi, une femme harcelée venue s’y réfugier.
Le petit doigt qui parle entame dans le cadre de l’hôtel un itinéraire cursif et narratif, passant de main en main, ramassé, abandonné, manipulé, rejeté, repris, de façon aléatoire, successive et éphémère, par des femmes, employées de l’hôtel ou hôtesses de passage, dont il raconte entre chaque transmission les histoires personnelles et le parcours particulier qui les a amenées à vivre, à travailler ou à effectuer un séjour en ce lieu à la fois clos, isolé et fréquenté.
Tout au cours de son circuit, l’os ainsi touché, pris et laissé ici et là au hasard des déambulations de ces femmes, tourne et circule et peut se retrouver à nouveau dans la main, la poche, la vision ou la simple proximité de celle dont il avait commencé à retracer le destin en un récit interrompu par le déplacement imprévisible, soit de ladite protagoniste, soit du minuscule narrateur à qui ni l’une ni l’autre n’accorde d’attention et qui peut être ramassé sur une table, balancé ici, déposé négligemment là.
Les histoires individuelles s’entre-tricotent donc l’une après l’autre et l’une en l’autre en pans plus ou moins longs. Ce procédé narratif d’entrecroisements et de ruptures en cascade n’est pas totalement original mais est ici maîtrisé et structuré de façon telle qu’il contraint le lecteur à une saine gymnastique de mémorisation et de réorganisation des séquences tout en entretenant son désir de connaître la suite, voire la fin, de chacune des vies mouvementées, souvent tragiques dont la trame lui est ainsi déroulée.
L’histoire cadre, celle de Sreelakshmi, à qui a appartenu la phalange, est la seule à être écrite à la première personne. Par « la parole de l’os », c’est la destinée dramatique d’une femme indienne qui est racontée, une enseignante qui refuse l’un après l’autre au grand dam de sa mère les multiples mariages arrangés par sa famille, qui revendique son indépendance en décidant d’habiter seule et qui provoque la colère des conservateurs et des traditionnalistes en se mettant à publier des romans réalistes mettant en évidence et en question le machisme social de rigueur qui n’admet qu’une femme écrive que si elle se cantonne aux contes pour enfants.
Parallèlement à l’histoire d’Urvashi traquée par un amant avec qui elle a eu une liaison passagère et qui n’accepte pas qu’elle ait mis fin à l’aventure, se déroule celle de Najma, dont la vie, la vocation professionnelle et la chair ont été saccagées par un homme qui s’est vengé sur elle d’une façon atroce pour le simple fait que sa demande en mariage n’a pas été agréée, et qui en est réduite à faire le ménage à l’hôtel Near the Nila tout en mûrissant et préparant en compagnie du lecteur sa propre vengeance.
L’âme errante de Sreelakshmi rapporte aussi :
– la sombre, trouble, et horrifiante relation de deux autres pensionnaires, Thomasina et Molly, deux sœurs dont l’une prétend être devenue volontairement aveugle lorsqu’elle a cru découvrir que l’autre avait une relation amoureuse avec son mari. Le récit est équivoque à un point tel que le lecteur se demande laquelle des deux est folle, et quel est le fin mot de l’histoire ;
– la triste, émouvante, misérable histoire de Maya, « mère courage », et de son fils Naveen, handicapé mental et physique, dont la situation soulève la question de l’euthanasie ;
– celle de Liliana, qui, piégée lors d’un séjour en Italie sur les réseaux sociaux qui l’ont surnommée Bouche de Salope, tente en vain de retrouver l’anonymat et d’échapper à l’opprobre en revenant se perdre dans son Kerala natal, qui fuit éperdument l’image faite ainsi d’elle et qui ne retrouve sa fierté et le courage de renaître socialement que par une décision inattendue et absolument paradoxale.
D’autres existences encore se croisent ainsi au bord de la Nila, d’autres tranches de vie sont évoquées par l’âme de Sreelakshmi qui est condamnée à errer entre le monde des vivants et celui des morts tant que ses restes n’auront pas été réunis dans leur intégralité.
Le petit doigt aura sans nul doute, avant que se produise cette recomposition, bien d’autres histoires à raconter.
Mais il faut bien savoir finir un livre ! Les récits s’arrêtent au moment où le propriétaire de l’hôtel, poursuivant son programme de restauration des lieux, vend l’armoire antique où la phalange a été redéposée par l’un des protagonistes.
Retrouvera-t-on cet os narrateur dans un autre ouvrage d’Anita Nair ?
Toutes les histoires ici narrées ont un point commun : Anita Nair y met en lumière le douloureux, insupportable état de la condition féminine qui, dans un pays contradictoirement partagé entre modernité technique galopante et poids des traditions, des conventions, des préjugés, semble ne pas devoir significativement évoluer. Cette contradiction, cette fatalité, cette calamité, l’auteure les vit, les exprime par la relation dramatique des obstacles qui se dressent au travers du chemin de son double : le personnage de Sreelakshmi.
Un roman passionnant, remarquablement servi par l’élégance de sa traduction.
Patryck Froissart
Originaire du sud de l’Inde, Anita Nair passe son enfance à Madras. Elle voyage ensuite en Angleterre et aux États-Unis avant de s’installer à Bangalore. Depuis Compartiment pour dames, traduit en 29 langues, elle s’est imposée comme un des auteurs phares de la littérature indienne.
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