La maladie de la mort, Marguerite Duras
Marguerite La Maladie de la mort, Les Éditions de Minuit, 61 pages, 6,10 €
Ecrivain(s): Marguerite Duras Edition: Les éditions de MinuitUn homme paie une femme pour vivre dans son orbe, et tenter, par son regard principalement, de mettre son mystère à jour, dans la nuit du monde, du ressenti et des corps.
C’est ainsi que tout commence. C’est ainsi que tout commence, toujours, pour Duras :
Vous devriez ne pas la connaître, l’avoir trouvée partout à la fois, dans un hôtel, dans une rue, dans un train, dans un bar, dans un livre, dans un film, en vous-même, en vous, en toi, au hasard de ton sexe dressé dans la nuit qui appelle où se mettre, où se débarrasser des pleurs qui le remplissent. Vous pourriez l’avoir payée. Vous auriez dit : Il faudrait venir chaque nuit pendant plusieurs jours. Elle vous aurait regardé longtemps, et puis elle vous aurait dit que dans ce cas c’était cher. Et puis elle demande : Vous voulez quoi ? Vous dites que vous voulez essayer, tenter la chose, tenter connaître ça, vous habituer à ça, à ce corps, à ces seins, à ce parfum, à la beauté, à ce danger de mise au monde d’enfants que représente ce corps, à cette forme imberbe sans accidents musculaires ni de force, à ce visage, à cette peau nue, à cette coïncidence entre cette peau et la vie qu’elle recouvre. Vous lui dites que vous voulez essayer, essayer plusieurs jours peut-être. Peut-être plusieurs semaines. Peut-être même pendant toute votre vie. Elle demande : Essayer quoi ? Vous dites : D’aimer.
Un homme approche le mystère de la fragilité, de la douceur, de l’accord de soi à soi-même, du repli animal dans la quiétude du terrier que toujours on garde au fond de soi, pour les jours de gelée sur les feuilles, sur les ronces, sur les branches des arbres dénudées par l’hiver.
Un homme scrute, tel l’amant selon Barthes, la peau, la chair, la lumière sombre, le miracle arrêté de la femme faisant corps avec son sommeil, avec l’arrêt de tout, mais pas des images qui, même floues ou entremêlées, ou morcelées, zèbrent d’éclairs mats – ceux-là même qui, en les constituant, les rendent vivantes – le ciel de la conscience ensommeillée, et desquelles il ne peut rien savoir. Et pas du souffle régulier, lent, qui par le corps endormi impose sa paix face au désordre ébloui des pensées de l’homme.
Celui-ci cherche à comprendre l’incompréhensible – la douceur de toute chose – ; il cherche à être environné par l’incertitude de la légèreté, comme s’il s’agissait là d’un lieu où vivre.
Vous écoutez le bruit de la mer qui commence à monter. Cette étrangère est là dans le lit, à sa place, dans la flaque blanche des draps blancs. Cette blancheur fait sa forme plus sombre, plus évidente que ne le serait une évidence animale brusquement délaissée par la vie, que ne le serait celle de la mort. Vous regardez cette forme, vous en découvrez en même temps la puissance infernale, l’abominable fragilité, la faiblesse, la force invincible de la faiblesse sans égale.
Même s’il est question à l’origine d’une possible « transaction financière », en réalité, Duras n’a semble-t-il conservé cette précision que dans un souci de réalisme. Car fondamentalement il s’agit bien d’un don que fait la dormeuse à l’homme. À l’homme scrutateur. Don non de son corps (là n’est pas l’important, car pour Duras l’étreinte est une marche qui n’aboutit, alors que se dissipe peu à peu la brume du désir, sur aucune clairière brûlée dont le sol aurait été marqué à la craie du mystère) mais du spectacle de son corps en proie au sommeil. Du spectacle de son corps et de son temps – temps de ce qui est alangui, temps de ce qui se donne sans compter, sans souci du temps, temps de ce qui est tout à sa vie, tout à la vie qui au-dedans de soi fait le mouvement du sang et des tableaux miniatures, eux-mêmes vivants, que sont quelquefois les pensées.
Ce don, c’est un « envoi ». Comme le résume Michel Koch dans Piété pour la chair : « L’envoi met en œuvre l’oblation dans ce qu’elle a de plus pur […]. Mais tout envoi comporte l’escompte d’un accueil. L’élan périrait dans l’œuf si l’envoyeur ne postulait, fût-ce à son insu, que le monde (ou quelque chose, au besoin, d’autre que le monde) est en disposition de recevoir. Pour peu que ce qui recueille se localise et se constitue, l’oblation aboutit au don. […] Le Don n’est don que par la figure d’un donataire présent pour le recevoir. Il faut que le mouvement de perte auquel le donateur s’adonne à l’origine comporte à son terme l’acquis du donataire. Sinon le donateur ne se résoudrait pas à donner, son geste lui paraîtrait vide de sens, même s’il entend donner sans retour ».
Et tout l’intérêt de La maladie de la mort est de contredire cette brillante analyse de Koch, c’est-à-dire de mettre en scène un don qui ne s’apparente à rien d’identifiable, de précis, à rien que l’on puisse nommer (rien que l’on soit ainsi en mesure d’accueillir) – et qui n’en est pas moins, expressément, don. Un don de rien, en somme. Ou plus exactement de néant.
Le don d’une distance. Irrévocable distance que l’homme ne pourra jamais franchir. Celle entre l’insouciance (l’inconscience, diront certains) de la jeune femme et l’inquiétude violente de l’homme.
Celle entre la confiance de la dormeuse en son sommeil, et par conséquent en l’abîme avec lequel peut se confondre la vie, dans ses heures de répit, et la fuite sans fin et sans objet réel d’un homme en proie au doute, à la ténébreuse question du pourquoi des choses, du sens que peut receler, en son plus profond, la vie – alors que la vie est précisément ce qui n’a de sens que dans son mouvement de vie, qui n’est jamais dicible au point de pouvoir être reconnu, désigné, appelé. La vie est ce qui entoure, englobe, ce qui habite, ce qui meut tout un chacun, – jusque dans l’immobilité la moins fissurée par l’apathie ou par l’angoisse éveillée : celle du sommeil –, et qui permet à la fragilité (c’est celle de la dormeuse, mais ce pourrait être celle de n’importe qui, au fond, de n’importe qui pour qui l’enfance a encore une réalité contenue à l’intérieur de soi) d’avoir un cœur pour battre.
L’histoire de La maladie de la mort est ainsi toute simple : un homme tente de renvoyer la mort qu’il vit sans le savoir à la désolation lointaine, cherchant à s’extraire, comme on extrait un corps étranger de sa chair, de cette « maladie de la mort ». Cet homme, c’est « vous », nous dit Duras. C’est chacun de nous. Je, tu, il, mais pas elle, nous, vous, ils, mais pas elles.
Afin de rendre sensible, et éminemment palpable, cette « adresse », Duras a, dès le départ, envisagé que La maladie de la mort pourrait être représenté au théâtre ou devenir un film. Et voici ce qu’elle nous dit de cette mise en scène possible, souhaitée tout au fond, de ce film possible, voici ce qu’elle nous dit notamment, et qui est lourd d’enseignement, pour tout metteur en scène ou apprenti metteur en scène, pour tout cinéaste ou apprenti cinéaste : « […] Le départ de la jeune femme ne serait pas vu. Il y aurait un noir pendant lequel elle disparaîtrait, et lorsque la lumière reviendrait il n’y aurait plus que les draps blancs au milieu de la scène et le bruit de la mer qui déferlerait par la porte noire. Il n’y aurait pas de musique. Si je devais filmer le texte, je voudrais que les pleurs sur la mer soient montés de telle sorte qu’on voie le fracas de la blancheur de la mer et le visage de l’homme presque en même temps. Qu’il y ait une relation entre la blancheur des draps et celle de la mer. Que les draps soient déjà une image de la mer. Cela à titre d’indication générale ».
Matthieu Gosztola
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