La Maison Golden, Salman Rushdie (par Christelle Brocard)
La Maison Golden, août 2018, trad. anglais Gérard Meudal, 416 pages, 23 €
Ecrivain(s): Salman Rushdie Edition: Actes Sud
Un millionnaire arrogant et ses trois fils, émigrés d’une ville mystérieuse puisqu’il leur a formellement enjoint d’en taire le nom, viennent s’installer dans les « Jardins » cossus de Greenwich Village, à New-York. L’arrivée soudaine de cette famille et de sa livrée haute en couleur sidère et inquiète le voisinage. Chacun observe, commente, suppute et conspire à l’édification du mythe de ceux qui se font appeler : Néron, Petronius, Apuleius et Dionysos Golden. René, le narrateur, un jeune cinéaste ambitieux, se passionne plus que tout autre pour cette intrigue familiale qui vient à point nommé se jouer et se dénouer sous ses yeux, et dès lors constituer une mine d’inspiration inestimable pour son prochain film. Aussi va-t-il se frayer, à force de persévérance et d’ingéniosité, un chemin équivoque dans l’intimité énigmatique du clan Golden, jusqu’à occuper auprès de chacun de ses membres une place aussi singulière que périlleuse et audacieuse. Car à mesure qu’il perce le secret d’un ancien potentat de la mafia indienne ou qu’il spécule sur les ombres de son passé, il prend part, à son insu, à l’effondrement d’une dynastie familiale dont le destin tragique est inscrit dans les noms d’emprunt des principaux protagonistes. L’équilibre du monde est ainsi préservé : à l’arrogance d’un empire gigantesque et malhonnête répond la chute vertigineuse.
A l’instar de son narrateur, Salman Rushdie est obsédé par le cinéma. Aussi doit-on à cette obsession le rythme très alerte du roman, dont la brièveté des chapitres évoque le dynamisme et l’enchaînement des scènes d’un film, et dont l’écriture épouse parfois même la forme du scénario. L’incroyable richesse de l’intertextualité cinématographique couvre par ailleurs un large spectre du grand écran, qu’il soit indien, américain ou européen : de la Nouvelle Vague à Bollywood, en passant par Le Parrain, Gatsby le Magnifique, ou encore Batman, c’est tout le cinéma mondial qui résonne et abonde dans La Maison Golden. Ce foisonnement, s’il peut dérouter ou intimider au premier abord, est vite contenu par une intrigue haletante dont l’architecture narrative est remarquablement bien agencée. Outre la forme et la structure, originales et ingénieuses, c’est aussi et surtout le fond du roman qui consacre une œuvre de très grande envergure. La question du mal, celle de l’arrogance, de l’héroïsme, de la bassesse, de la folie, de l’émigration et de l’exil se croisent, se nuancent et s’agrègent à celle de l’identité, ici la plus manifeste et substantielle : à l’heure où les identités deviennent de plus en plus conflictuelles en raison des multiples critères qui peuvent être invoqués (religion, nation, territoire, ethnie, genre, etc.), est-il possible de changer complètement d’identité, et pour ce faire, rejeter son passé et trahir son éthique ? En plaçant toutes les clés du roman dans le passé de ses protagonistes, l’auteur semble pencher pour l’impossibilité d’échapper à son destin. Au lecteur de s’interroger sur cette question épineuse en se plongeant dans ce grand, voire ce très grand Salman Rushdie, servi par la brillante traduction de Gérard Meudal.
Christelle d’Hérart-Brocard
- Vu : 1938