La maison fendue (2), par Sandrine Ferron-Veillard
Apporte surtout des cadeaux qui ne prennent pas de place, neutres ou incassables, qui soient en rapport avec la maison. Des torchons et des livres.
Apprends à utiliser Viber. Depuis l’Australie tu pourras envoyer des milliards de textos gratuitement. Epoustouflant et fastidieux. Tu as un téléphone portable neuf qui vaut une fortune, un nouvel abonnement grâce auquel tu reçois tes mails en simultané. Tu es paniquée. Il faudra que tu t’y fasses.
Ils sont bien arrivés. Sydney/Paris. Dix-sept mille cent-vingt-deux kilomètres effectués en première classe. Ils adorent. Le quartier. Les boulangeries. Venus à Paris pour affaires. L’un est designer. L’autre est océanographe. Ils ont aussi le projet de visiter Nice, Monaco, Villefranche-sur-Mer. Une semaine. Ils hésitent sur le moyen, l’hébergement, louer une voiture, louer un bateau, louer une maison. Dilemme. Ils ont demandé les coordonnées d’une femme de ménage. Et te font savoir que « la leur » passe tous les jeudis matin, quatre heures pour entretenir la maison.
Tu es à Neutral Bay. Une vraie maison, de plain-pied. Deux chambres et pour chacune sa salle de bains assortie. La chambre d’amis est bleu-vert. Tu détestes ce qui est moderne. Tu vas t’y habituer. Cuisine ouverte sur le salon/salle à manger/terrasse/ véranda. De l’espace, de la lumière. Plus un bureau/studio/atelier au fond du jardin, fermé à clef.
Le jardinier passe lui deux fois par mois.
Et que vas-tu faire pendant un mois là-bas, le nez sur tes pieds.
Marcher. Sans objectifs t’imprégner, tu l’as toujours fait. Tu enregistres le bruit des feux, les voix des gens, tes pas sur le sol. Voir et prendre. Des photos de pieds, les pattes des ibis, les bâtiments et les ponts par en-dessous, la ville de Sydney par les pieds. Humer ses baies et ses parcs. Des odeurs de frites, d’hamburgers et de lait chaud.
L’Australie a la forme d’une raie.
Ils t’avaient conseillée de visiter le zoo de Taronga, à quinze minutes de Neutral Bay, un des plus beaux au/du monde. Tu y as donc passé la journée, tu aimes les animaux. Tu suis assez facilement les avis. De l’ouverture à la fermeture, tu as pris des centaines de photos de serres, de griffes, de sabots, de pieds fendus, des palmés, des crottés, des sans-pieds, des pieds sales, des pieds laids, des pieds nus, le nez sur les tiens.
Eux veulent voir le Louvre, Orsay, des bâtiments et des vieux, des fissures, de la belle histoire. Versailles. Ils veulent des châteaux, de l’effet, du piquant, des bonnes tables avec des nappes à carreaux. Ils ne cuisinent pas, ou très peu, des choses légères et sans graisse. Ils affectionnent les épices. L’huile d’olive. Les herbes déshydratées. Le bio.
Tu as ouvert leurs placards, tous les tiroirs. Tu as fouillé. Leur centrifugeuse est bien plus performante que la tienne, nul besoin de décapiter les végétaux pendant vingt minutes, ils entrent entiers et à rotation lente. Plus facile à nettoyer, plus chère, plus rapide. Ils sont beaucoup plus jeunes que toi.
N’oublie pas de déposer les résidus organiques dans le bac à compost au fond du jardin.
Le réfrigérateur est impeccable. Une plaquette de beurre demi-sel Harmonie spreadable, une bouteille de Babich organic Sauvignon blanc, un melon, des fraises et un pot de yaourt grec. A ton intention.
Tu n’en as pas fait autant.
Un four vapeur. Cette fois-ci tu n’appuieras pas sur tous les boutons, tu liras attentivement la notice. Cherche sous l’évier les produits d’entretien, la poubelle. Ecologiques. Repère les couverts, les ustensiles, les casseroles, les couvercles et utilise le lave-vaisselle. Assiettes en grès en ordre de bataille, en porcelaine pour tous les usages. Idem pour les verres, les tasses. Une profusion de bocaux en verre, vides, débarrassés de leurs étiquettes d’origine. Ils les aiment nombreux, de toute taille, les utilisent comme lunchbox. Ou pour acheter en vrac.
Leur femme de ménage t’a surprise. Trop discrète sans doute. Adorable et prévenante. Elle veut t’assister.
Elle est née à Hobart. En Tasmanie. Sa peau est brune et brillante, ses cheveux épais sont plantés bas sur son front. Elle n’est pas, elle n’est pas quoi. Ne t’en cache pas, tu as eu un mouvement de recul.
Elle insiste pour laver ton linge et le repasser, tes vêtements cent pour cent coton, tu fais attention maintenant aux tissus toxiques. Elle se propose de faire tes courses. Au Woolworths à l’angle de la rue qu’elle appelle The fresh food people.
Tu as refusé. Tu aimes conserver les tickets de caisse.
Store manager is : Steeve. Onze heures cinquante-deux. Dix-neuf articles. Quatre-vingt-quatre dollars, l’équivalent de soixante-dix euros. Deux kilos de bananes, deux kilos de nectarines, deux avocats, un concombre, un kilo de carottes, cent grammes de saumon de Tasmanie, cinq cents grammes de yaourt grec, du miel brun de Tasmanie, cinq cents grammes de pain complet aux graines de lin, six œufs frais, cinquante sachets de thé vert au jasmin, un kilo d’amandes, un kilo de spaghettis à la farine de blé complet, du riz basmati complet et trois mangues. Tout est local. Et de cette façon tu te nourris.
Elle est une mère pour eux, le même âge qu’eux. Ils ont une quarantaine d’années. Elle veille sur toi.
Elle t’apporte des fruits du marché, des confitures qu’elle fabrique dans des casseroles en cuivre, des guides sur la Tasmanie, elle te donne des conseils mais parle peu. Tu dois aller en Tasmanie. Même une semaine. Débrouille-toi, loue un studio via cette estrade numérique ou une chambre chez l’habitant ou dors dehors.
A une demi-heure du centre d’Hobart à pied, à Montagu Bay, c’est parfait. Pars.
Il y a des appels auxquels il te faut répondre.
Sandrine Ferron-Veillard
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