La Maison du berger, suivi de Viens, on se tire, Elisabeth Loussaut (par Pierrette Epsztein)
La Maison du berger, suivi de Viens, on se tire, Elisabeth Loussaut, Z4 éditions, Coll. Les 4 saisons, 2018, 250 pages, 15 €
Lecteurs, si vous souhaitez vous aérer l’esprit, si vous aspirez à échapper à cette atmosphère anxiogène dans laquelle les informations nous embourbent en ce temps de pandémie, si vous désirez vous délester de la crainte du pire qui, parfois vous saisit, alors, plongez-vous sans hésiter dans les deux récits d’Élisabeth Loussaut publiés aux éditions Z4 : La Maison du berger, suivi de Viens, on se tire. Vous débarquerez, le temps de votre lecture, dans une contrée où l’air est débarrassé de toute pollution et où vous pourrez respirer à l’aise, loin, très loin des préoccupations actuelles.
Dans ce livre, deux récits se suivent. Les deux sont écrits par la même narratrice qui en est aussi la principale protagoniste. Le premier est un retour en arrière dans le passé des années d’enfance et d’adolescence dans ce que l’auteur intitule La Maison du berger. C’est le nom donné à la maison familiale où vivent ses parents, ses frères et sœurs. Dans le deuxième, la narratrice devenue adulte se rend avec sa sœur dans une maison de retraite qui abrite désormais sa mère. Elle y va à reculons, d’où le titre du récit : Viens, on se tire.
Dans la première partie, la narratrice se retourne pour regarder avec douceur et délicatesse les jours enfuis de son enfance. Elle fait remonter les souvenirs d’une époque révolue où, malgré tout, il faisait bon vivre. Un temps qui ne reviendra plus. A-t-elle des regrets ? En a-t-elle la nostalgie ? Peut-être. Mais elle observe ces années avec une lucidité non dépourvue d’humour. C’est une fillette enjouée qui aime rire et chanter même quand l’orage, de temps à autre, secoue ses espérances et que la croyance en elle et en ses capacités vacille. Elle n’accepte pas docilement le jugement qu’on porte sur elle et qu’elle juge arbitraire. « Je souris sur toutes les photos ou presque pas, d’un sourire forcé, forcer son sourire, c’est grimacer. Sourire en grimaçant, c’est moche, c’est hypocrite, je n’aime pas les hypocrites ». Elle sait alors se rebeller avec mesure, se réfugier dans le rêve éveillé ou dans son imaginaire fertile. Elle invente des histoires qu’elle partage avec quelques rares amies d’école ou à une autre qui est la seule accueillie chez elle car elle est dans la détresse, son père acceptant de secourir les brebis égarées et nécessiteuses.
Dans sa famille, les rôles sont bien définis. Chacun tient sa place et la préserve pour que les amarres de la maison ne dérivent pas. La mère vient d’une famille de paysans pauvres. Malgré ses bons résultats scolaires et la requête de son institutrice, son père a exigé qu’elle reste à la ferme et qu’elle y accomplisse sa part de labeur. Toute sa vie, elle connaît le regret de ne pas avoir pu faire des études. Elle rêvait d’être institutrice mais cet avenir sera contrarié. Mariée, elle deviendra une garante intransigeante du bon fonctionnement du foyer. Elle assurera le quotidien avec rigueur, et même si les résultats scolaires de sa fille la déçoivent souvent, et elle ne se privera pas de lui en faire grief, elle la défendra becs et ongles devant l’institution. Est-ce les traces indélébiles de son enfance qui provoquent ses sauts d’humeur ? Elle peut passer, sans transition et sans que rien ne puisse le prévoir, des larmes aux rires, de la plainte au chant, de la colère froide à la tendresse démonstrative, du ménage entrepris avec frénésie au rêve d’une vie plus prestigieuse lorsqu’elle se laisse envahir par des désirs de grandeur à sa mesure. Elle est consciente que son statut social de femme de pasteur l’astreint à une rigueur et une certaine retenue. Elle tient son rôle en s’habillant avec un goût incontestable non dépourvu, parfois, d’une certaine fantaisie. « Il lui fallait de l’élégance, du savoir-vivre, de la tendresse, de l’intelligence, de l’humilité et un don pour l’art ».
Le père se contient en permanence. Il s’applique à se comporter en berger, gardien de son troupeau de moutons et de brebis plus ou moins dociles, plus ou moins égarés. C’est un taiseux. Il a appris à colmater les brèches, à arrondir les angles, à modérer les emportements, à consoler des frustrations. Mais quand l’impuissance le saisit, il se contente de battre en retraite et de se réfugier dans son antre solidaire pour retrouver un calme indispensable à son caractère placide et finalement malléable. « Mon père faisait tout, gardien, chien, éleveur, il n’avait besoin de personne. Ma mère était à ses côtés. Elle l’écoutait sermonner le troupeau ».
La fantaisie de cet homme se limite à partir l’été sur les routes du soleil avec sa maisonnée, et à planter une tente branlante au pays de la chaleur, cette chaleur à laquelle sa femme aspire. Mais pour celle-ci, ce n’est jamais satisfaisant. Elle poursuit son rêve d’une maison au soleil. Rêve qui ne se réalisera jamais. Elle restera toujours une tourmentée à la limite du naufrage. Face à cette fragilité, son mari tentera en vain de l’apaiser sans y parvenir.
Et la maisonnée déroule les jours dans un calme relatif, en apparence. Les orages restent cachés. « Chez nous, la table et le partage du repas si modeste ou copieux soit-il était toujours le moment de la journée, fait de fous rires ou de disputes, ou les deux… Je crois que la lune y était pour beaucoup ».
Et quand l’atmosphère devient trop chargée d’électricité, la fillette s’échappe soit chez son grand-père qui la console et la protège, soit dans son imaginaire fort développé qui lui redonne un espace de respiration. « Les fous et les vieux, c’est eux que je préférais. Les fous parce qu’ils avaient toujours des histoires à raconter que les adultes ne comprenaient pas, les enfants si, les enfants ça comprend toutes les histoires et ça y croit sinon les contes n’existeraient pas, il y en a plein à dormir debout. Il n’y a que les enfants qui peuvent dormir debout et les chevaux, je sais, je les ai vus ».
Elle réussit la prouesse d’être joyeuse malgré l’austérité dans laquelle elle est contrainte de vivre. Elevée dans un protestantisme rigoureux, elle s’est forgé, au fil du temps, sa propre conception de la religion qui est davantage une union riche des sensations et d’émotion.
Dans le deuxième récit, maintenant que sa mère est au bord de la mort et qu’elle le supporte très mal jusqu’au désir de prendre la fuite, Elisabeth Loussaut quitte définitivement les rives de la jeunesse. « Allongée sur son lit, elle nous attendait. Elle souriait. Déjà au ciel et nous en enfer ».
« J’étais un électron libre dans une opacité éclairée ». Dans cette vie pleine de contrastes, elle a réussi à se frayer un chemin qui lui convient. Elle a repris des études de sociologie qui correspondent parfaitement à ses aspirations. Elle a appris à contempler sa vie en surplomb et se refuse à tout apitoiement. « Le beau m’enjouait, le triste m’attristait. J’étais née baromètre… J’étais sensible à la beauté, celle qui se voit et celle qui se planque. Je savais la trouver… J’étais chercheuse de rien et ce rien il fallait que je le trouve ». Elle est toujours aussi curieuse des gens et du monde. Sur ce point, elle n’a pas varié depuis sa plus tendre enfance. Elle revisite son passé avec ses yeux d’adulte qui sont décillés. « Je gardais la vie, j’avais perdu la confiance ». Et le lecteur trouvera autant de plaisir à découvrir son butin de chaque instant transcrit en petits fragments de vie qui traduisent sa générosité. Son aptitude consiste à nous les faire ressentir dans un partage empreint d’une bienveillance réconfortante. Dans chaque moment, elle traque la magie de la réalité familière. « Il fallait rire pour que les larmes se noient dedans ».
« Comme dans l’histoire de Petit Poucet, j’ai essayé de retrouver des cailloux et ceux qui les ont semés avec moi, ceux dont je me souviens parce qu’ils ont su donner une note, un parfum, une couleur à ce chemin… Il fallait rire pour que les larmes se noient dedans ». Élisabeth Loussaut possède l’art de transformer le moindre événement banal du quotidien en une subtile broderie. Ses récits sont émaillés de vignettes qui ressemblent à des tableautins où se dévoilent tout l’ordinaire d’une vie qu’elle s’attache à mettre en valeur et qui, sous sa plume, se transmuent en poésie grâce à des trouvailles langagières savoureuses à l’oreille. « Dans les brebis, il y en avait des blanches et des noires, des savantes et des riches, des pauvres aussi et puis des brebis un peu folles, des fêlées du ciboulot… La maison des fous, c’est comme ça que ça s’appelle. Je trouvais qu’on l’était tous un peu ». Elle nous offre une série d’infimes sensations, de réflexions philosophiques et d’émotions. « Le jour le plus beau, c’était le dimanche. Il y avait du gâteau le midi, souvent chez les pâtissiers, un forêt noire. Rien que le nom me donnait la chair de poule… C’était un dessert qui me faisait partir très loin dans la nuit sur des chemins dangereux ».
Elle nous enchante avec ses notes musicales fluides. Avec elle, on se fond dans la nature qui est l’élément qui la réconforte et la revitalise quand l’ordinaire se présente comme trop étriqué et trop plat pour son désir d’envol. « Je connais des maisons tristes comme des ciels sans lune ».
Dans les deux parties, l’auteur explore toute une époque dont elle est parfaitement consciente qu’elle a définitivement disparu. Chez elle, nulle nostalgie. Elle se contente de rendre compte, avec sérénité, de son rapport à la vie, à la mort, à l’autre et au monde, en véritable sociologue qui ne tombe jamais dans un raisonnement tranché et catégorique. Elle s’efforce de maintenir son lecteur en alerte en nous épargnant tout jugement moralisateur. Ainsi le lecteur garde entier son libre arbitre. C’est ce qui fait toute la saveur de ses écrits qui restent vivants par la vision distanciée qu’elle en donne avec un humour persistant qui autorise le sourire et la tendresse. « Je rendais belles les choses banales parce que la banalité n’amuse personne ». Elle déploie une vivacité d’esprit « d’enfant éponge » quelle est restée adulte, avec un pénétrant talent de conteuse qui captive le lecteur et l’emporte loin de la banalité de son quotidien.
Pierrette Epsztein
Elisabeth Loussaut est née dans une famille protestante. Son père est pasteur. Elle a voyagé dans toute la France et a rencontré des mondes variés qu’elle a observés avec intérêt. Elle a été chercheuse en sociologie des religions et spécialiste du protestantisme évangélique. Elle a longtemps vécu en région parisienne avant de s’installer récemment en province. En dehors de son activité professionnelle, elle consacre son temps à l’écriture et à la peinture. Elle a beaucoup publié dans des revues et des récits courts chez différents éditeurs.
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