La Maison de papier, Françoise Mallet-Joris (par Delphine Crahay)
La Maison de papier, Françoise Mallet-Joris, 276 pages, 19 €
Edition: Grasset
« La maison est en carton », écrit Françoise Mallet-Joris. « Tout s’y brise, s’y empoussière, y disparaît, sauf le plus éphémère. Il n’y a pas d’ordre, pas d’heure, pas de menus […] ». Hommes et bêtes entrent et sortent, invités ou non ; ils restent un peu, beaucoup, pas tout. Cette maison, c’est la sienne, où elle vit avec son époux, le peintre Jacques Delfau, ses quatre enfants, une femme de ménage – Dolorès le plus souvent – et l’une ou l’autre bestiole plus ou moins bienvenue.
C’est une maison où règnent, en sus du désordre, la joie et l’insouciance, et c’est le premier agrément de ce récit que cette atmosphère allègre et bohème que l’auteure y installe. Ce logis fait un peu figure de paradis perdu et instille une nostalgie douce ou amère, selon que l’on a ou non connu un foyer si chaleureux, si gai. On s’y sent comme invité, convié à une sorte de festin sans façon où il manquera sans doute des couverts ou des assiettes – mais rien d’essentiel. Car la maison de papier n’est pas close, elle ne serre pas jalousement son bonheur, bardée d’œillères : elle a le sens de l’accueil, elle est ouverte aux autres et au monde, aux peines de ceux qui sont en butte à l’adversité, aux problèmes de la société française des années 1970.
La Maison de papier est la chronique de cette demeure : c’est un catalogue de scènes, né, selon les mots de l’auteure*, d’une « révolte de l’écrivain » contre « le côté trop sérieux du métier », d’une « envie de raconter tout ce qui, dans la vie quotidienne a éclairé, a nourri le travail » – de sorte qu’il répond très clairement à la sempiternelle question de la distinction entre l’homme et l’écrivain : pour elle, c’est un tout et « rien n’est séparé ». Ainsi, même si certains personnages sont en partie imaginaires, le livre est autobiographique. Les fragments concernent tantôt une personne – domestique, ami, connaissance, parasite… –, tantôt des conversations avec ses enfants, tantôt des anecdotes relatives à sa vie d’écrivain, à des traits de son époque…
L’ensemble est touffu et cette abondance, pour variée qu’elle soit, peut lasser. On pourra aussi juger que certaines scènes sont anodines, ou triviales, ou insignifiantes, mais ce serait à notre sens se méprendre : dans la perspective de Françoise Mallet-Joris, aucun fait, aucune circonstance relatée n’est insignifiante. D’ailleurs chacune témoigne, si on lit bien, ou de l’esprit du temps – ce qui fait de son ouvrage, pour nous qui le lisons un demi-siècle plus tard, un document des plus intéressants – ou du sien, bellement intranquille, où foisonnent questions et réflexions dont il serait malhonnête de prétendre qu’elles n’éveillent aucun écho.
Il faut signaler que l’auteure est chrétienne, appartenance qui revêt pour elle une grande importance. Mais sa foi est sans moralisme, ni dogmatisme, ni prosélytisme, comme si elle n’en avait gardé que le meilleur : l’humanisme, la générosité, l’ouverture, l’exigence envers soi et le souci constant d’examiner sa vie pour qu’elle soit fidèle aux principes et aux valeurs qu’elle défend – sans tomber dans le perfectionnisme ou le culpabilisme. Son christianisme, auquel nous sommes pourtant étrangère, nous a paru une invite à s’élever et à s’amender – ce en quoi son livre remplit une des fonctions importantes de la littérature.
Au premier rang de ses préoccupations, l’éducation de ses enfants. Elle retranscrit plusieurs conversations avec eux, souvent amusantes, qui témoignent de la gageure que représente toute éducation : comment donner à un enfant « le sens d’un certain idéal sans le cloisonner, […] lui apprendre à ne pas juger sans lui faire perdre le sens des valeurs » ; comment lui donner « le goût de la beauté du monde, de la poésie, de la gratuité », et la conscience des souffrances qui y sont légion – toutes questions qui se posent aujourd’hui encore. Viennent ensuite des inquiétudes sociales et morales – les injustices et les inégalités, la publicité, la vulgarité, les injonctions à la beauté, à l’ambition, à la consommation, le triomphe d’un érotisme qui n’a plus rien d’érotique… – qui étoffent son livre et lui donnent poids et amplitude. Elles sont formulées avec précision et nuance et n’ont rien perdu, nous semble-t-il, de leur acuité et de leur force, tant elles restent actuelles et prégnantes sinon urgentes, puisque nous vivons toujours dans ce monde « où la barbarie antique se mélange étrangement à la chinoiserie administrative ».
On sent aussi, dans La Maison de papier, un certain sens du pittoresque, « notion tellement commode» dans laquelle l’auteure ne s’enlise pas, pas plus qu’elle ne tombe dans le kitsch. Elle est perspicace et fine dans son analyse des comportements parfois impénétrables, des motivations paradoxales et confuses de ses familiers, sans jamais formuler, à ce sujet ou à un aucun autre, de jugement définitif et péremptoire : « On pourrait dire cela », écrit-elle, « et puis un mot, un geste, détruisent ce qu’on pourrait dire ». Elle possède aussi l’art de l’observation et de l’attention aux choses et aux êtres, aux détails aussi bien qu’aux ensembles.
Enfin, La Maison de papier se distingue par un ton singulier, réjouissant mélange d’humour et d’ironie, de fantaisie et d’indépendance d’esprit, d’une certaine candeur qui n’est pas de la naïveté, d’une légèreté qui n’ignore pas la gravité, d’une résignation amusée face au désordre de sa maison et de son existence, d’un fatalisme comique face à une sorte de fatalité – cette vie à la venvole – qui l’est autant. Avec simplicité et franchise, François Mallet-Joris se demande – et nous à sa suite – comment vivre, comment habiter, comment naviguer dans le cours des choses – rame dans une main, écope dans l’autre.
Delphine Crahay
* Dans une entrevue menée par Janine Lambotte en février 1970.
Ce roman reparait le 13 mai 2020 dans la collection Cahiers Rouges de Grasset.
Françoise Mallet-Joris (1930-2016). De son vrai nom Françoise Lilar, elle est, comme sa mère Suzanne Lilar, une écrivaine belge de langue française. Elle s’est fait connaître à dix-neuf ans avec Le Rempart des Béguines. Elle a été membre du Femina et du Goncourt.
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