La Main de brouillard, Nicolas Rozier
La Main de brouillard, mars 2016, 70 pages, 12 €
Ecrivain(s): Nicolas Rozier Edition: Le Castor Astral1. Marcher sur les traces d’un « poète noir » (A. Artaud) revient à fouler la cendre brûlante surgissant – rutilante et rugissante toujours – de la fosse sépulcrale d’« où l’oubli dans sa galerie des morts / dresse ses entailles d’incandescence ». Pour que se rallument, se lèvent, reviennent la flamme noire et ces brandons de l’incendie de ces gisants, laminés de leur vivant, retournés encore dans leur tombe jusqu’à nous, ici par une Voix « surpoétisant » – celle de l’auteur Nicolas Rozier –, sa voix surpoétisant le chant infernal de l’un d’entre eux, Francis Giauque. Marcher sur les traces de ce poète de spectrale brume revient à prendre le risque de fouler la cendre brûlante. Nicolas Rozier commet, prend le risque de cette expérience scripturale de l’extrême.
Nicolas Rozier remue dans La Main de brouillard ces fonds embrasés dévorés – ils le furent, brûlés vif, jusqu’au hurlement de l’extinction – par le tournoiement des braises raclant / égorgeant / éventrant la moelle convulsive des trépidations de l’âme au cri palpable des suppliciés, écartelés, déchirés par le tripalium de la conscience prise dans la galaxie abyssale foudroyante du questionnement, dont Francis Giauque fut, Rare parmi les Rares, Astre parmi les Anéantis aux côtés d’Antonin Artaud, Vincent van Gogh, Jacques Prevel (célébré notons-le par l’auteur à l’occasion du centenaire de sa naissance, dans Jacques Prevel, poète mortel, en cette même année 2016 aux Éditions de Corlevour), Jean-Pierre Duprey, Jean-Pierre Begot, etc.
Une citation extraite de son livre L’Astre des Anéantis publié en 2012 aux Éditions de Corlevour et mise en exergue de son blog (http://roziernicolas.blogspot.fr) résume l’entreprise sidérale et sidérante opérée à cœur ouvert sur des hommes morts mais poètes éternels par Nicolas Rozier : « Les broyés vivants, les vagabonds du néant, les cœurs lentement assassinés n’ont jamais disparu. Je ne pense pas à eux, je marche dans le concassement de leurs brisures ».
Les mots de Giauque respirent encore et brûlent dans cette Main de brouillard des expectorations abrasives qui ravagèrent des plaines débordantes « surencharnées » / désincarnées de leur vivant. Un même versant aride où le frottement des lames s’écroulait de leur acuité dans le maelstrom du ravin, noire torve infernale croulant à l’assaut abyssal de l’âme, aux spasmes sans répit et si féroce, sorte de tressaillements de convulsions et d’assauts avant les forceps de l’accouchement, la chair en cri dans la tête dans le ventre enceinte de l’écriture à / expulser.
Les mots respirent chez Giauque dans les poumons maudits de son souffle à l’arythmie certaine, au bruit de lame de fond fracassante.
On est là à l’aplomb de la paroi verticale, hors des vestiges de la raison, à l’écart des représentations définies par la géométrie des espaces ou l’écoulement morbide des saignements de la contingence, de l’ordre accidentel. Sur l’établi de l’orfèvre l’enclume du ferronnier mêle leur art artisan pour forger et fondre la voix du Poème, plus rebelle parce qu’éprise d’absolu que les mains gardiennes de l’enfermement sociétal, Poème des forges brûlé dans la gorge rauque émaillée / limaillée / raclée des grandes orgues épelées sur le versant des expectorations du Verbe, fulgurantes. Sur la table de travail du ferronnier, l’orfèvre travaille, retravaille la soudure, martèle, lamine, forge, cisèle au creuset de l’incandescence des visions inouïes et des sondes de quintessences, des corps de matières éruptives, démis de leur socle, érigés dans leurs entailles d’incandescences, la gueule défigurée, l’esprit taraudé transpercé par le cri tragique de la révolte, du désespoir, d’une foi irréversible et sans retour en la force dévorante livrée aux seules tripes véritables, écartelées, de la poésie.
La poésie des Rares lève dans cette Main de brouillard des flammes migratoires issues du retour de phœnix, mutations d’une espèce chassée par ses congénères, revisitée/célébrée par des pairs de l’ombre en perpétuelle résurgence, de cette espèce qui taille à l’aune imparable et innommable de la démesure les Grands poètes dans le cas de Francis Giauque.
La raclure n’est pas des parcelles profondes et isolées, disloquées de ces voix. Ici on ne racle pas seulement, on tranche aussi de manière à ouvrir des brèches infaillibles, Vide béant de hauts hurlements, des typhons entre lame de fond et vagues d’écume retournant même le sol du fonds, reculant à l’infini les gouffres de ciel.
La Main de brouillard, ce Poème pour Francis Giauque, circonscrit son espace en surpoétisant l’univers de Francis Giauque – l’un des principaux poètes maudits francophones du XXe siècle – comme suit : « Il ne s’agissait pas pour moi d’écrire sur Francis Giauque, mais de trouver dans le bloc indivisible homme/œuvre – le monde de Giauque – la matière propulsive d’une poésie à part entière en surpoétisant un univers déjà paroxystique ».
La mort du « poète noir » Giauque est tirée des entrailles de la terre avant qu’il soit né, l’homme repasse l’épreuve du feu par La Main de brouillard, pour revenir dans sa chair à moitié cri à moitié poème, sur les arêtes de sa Voix, chemin de lame à rebours des veines courantes des mortels. UN homme passe l’épreuve du feu par La Main de brouillard strangulée par les uniques splendeurs barbares du dernier courage, revenu pour devenir – les pleines mains puisant dans l’absolu les cendres sombres et vives d’une langue multi-lames éventrant la gangue des mots – sondes par milliers – immortel. UN homme UN, nommé Francis Giauque, passe l’épreuve du feu pour, d’homme, de pierre ou d’arbre, passer à l’état de métal, jusqu’à l’explosion finale, jusqu’au cœur laminé des entrailles, jusqueLà où Il fait nuit comme l’écran vierge d’un esprit…
« Quel acier ?
Quelle ferraille
quel métal torsadé
quel barreau scié, fraisé
pourrait trouer le ciel
assez fort,
assez haut,
assez bas
pour marquer la place d’un homme
qui ne s’est pas vu naître
questionnement
personne
n’a connu
vivant
et dont la mort
elle-même
reste une portée disparue
un déraillement
funéraire.
Pour remonter au poète Francis Giauque
on cherchera
ce socle démis
cette dalle
cette marche de statue
cette poche sépulcrale
où l’oubli dans sa galerie des morts,
dresse ses entaillés d’incandescence ».
Nicolas Rozier fait du monde du poète suisse, à l’œuvre si singulière, le creuset de son propre langage, englobant dans une matière poétique indifférenciée l’homme et les poèmes, dans le flux ininterrompu d’un souffle à couper au cordeau les sentiers convenus des hommages (on célèbre le cinquantième anniversaire de la mort de Giauque), dans le continuum d’une distillation marginale de l’ombre et des soleils de l’aval et de l’amont, sur la paroi-vertige d’un même versant paroxystique, où remonter à flanc des précipices dans le brûlot désespéré des paupières de la chair, où arracher des esquilles de rocs aux piolets auxiliaires des muscles d’un corps au travail écartelé, pour que survive, pour vivre au plus près du risque et de l’éblouissement, la poésie noire étincelante de Giauque sur-Gît des profondeurs, de l’appel obscur qui nous touche et nous happe encore, nous survivants, du « livre bleu ».
2. Comment – par quel acier « quelle ferraille / quel métal torsadé / quel barreau scié, fraisé », forer le ciel suffisamment loin « pour marquer la place d’un homme / qui ne s’est pas vu naître », comment parler, « remonter au poète Francis Giauque » UN, UNIQUE, AUTRE absolument ? Comment rendre présent un poète « PORTÉ ABSENT / aux appels les plus obscurs » ?
Car, écrire un « poème pour Francis Giauque » met en jeu une parole « du combat / direct / au milieu des heures noires », par-delà la beauté, l’évocation d’un bouleversement, au-delà d’un acte commémoratif. C’est comme dresser une parole sur une terre déjà effondrée, juste avant qu’elle ne croule définitivement sous l’assaut irréversible d’un séisme. Ici séisme de la Langue. Ici séisme d’astres en constellation noire, dont Giauque fut l’un des initiés, à la frontière marginale entre le don de soi au cri du poème et le refus du confort du répit du vœu de se distraire par l’adhésion grégaire.
Nicolas Rozier parle de cette outre de secousse tellurique inédite ouverte, de cette faille abyssale, de cette fosse sépulcrale, provoquées par la lecture depuis trois années du « livre bleu » – sombre – « C’est de la lumière taillée / en l’air / des bouquets de faisceaux / tirant des cris dans l’espace ». Rutilants, ne cessant de voiler entre les lignes les barreaux brûlés quadrillant La Main de brouillard, les poèmes ouvrant sur les mots de Francis Giauque gardent et retentissent de la force « d’un feu mal éteint / qui dévore / d’un coup de / TROMBLON / à racler toutes les tuyauteries du champ libre ». Et tout ce qui s’en approche se perd en électron libre dans un effroi infini de l’espace excentré de sa force centrifuge, de la loi universelle gravitationnelle ; tout ce qui s’en approche « finit dans une flaque / une mare / où se voit tout lecteur / tout frère de texte ». « Et plus elle descend la voix / de Francis Giauque/ plus sa douleur se jette / comme une bête ». Nicolas Rozier dit le corps comme écartelé du lecteur à lire le poème de Giauque, un baptême d’électrocution, une décharge désarclant le cri sur le bord de la bouche même, le voile tendu de la peau du « tambour pectoral » rentré dans la gorge obscure de hurlement, au fond de la nuit, un essaim de satellites explosant grenades dégoupillées dans le râle inouï du vide sous le rien du rien, le trop-plein lucide de l’œil-cerveau, dans le poème inaudible, intenable de l’extinction même du vide… Si Rozier lisait Giauque « en artiste » dans l’approche inaugurale, les poèmes du poète suisse en vérité n’enfonçaient sur ce seuil « qu’à moitié leurs pointes», avant l’advenue des « grandes heures / bien loin des poèmes de livres ».
« La passerelle de Vitry
les couloirs de Nanterre
le canal de Mareuil
les tunnels de Paris
les toits de Reims
et ils ont fini
leur chemin de lame
les poèmes de Francis Giauque ».
Une fois l’aile calcinée du poème déployée, tombent comme des astres noirs au pied de L’Écrouloir – « l’après-Giauque » s’énonce sur le versant âpre des solitudes sans recours, sans sortie de secours. Nicolas Rozier s’affronte à l’approche de cet Astre des anéantis, ici de l’astéroïde Giauque, brûlé/brûlant de l’intérieur dévoré par l’appel du désastre.
Quel phénix de braises éruptives pourra renaître d’un tel parcours, aux multiples points de rupture, par l’obscur ? Quel poème possible, bâtisseur d’un édifice érigé à l’aval des naissances, en amont de la mort, dans le souffle de forge et le souffre, le raclement de la souffrance, ses raclures, dans et par la gorge des survivants par qui les morts, encore, respirent ?
Des geysers brûlants prennent au pharynx noué, dont prélever des échantillons de poèmes, aux vapeurs acides irrespirables, ne fera pas ressortir intacte la vie d’un homme, retournée, lésée dans l’air raréfié du Grand Poème d’outre-tombe.
On ne lit pas vraiment Nicolas Rozier, il vous happe / vous arrache de la digue où le vertige déjà vous collait contre la paroi / où il vous hèle. On se laisse emporter, jusqu’à dériver vers les affres d’une conscience plus vive, travaillant à ne pas chavirer pour retenir les poèmes de Giauque, les sortir d’une main d’ombre qui les dévora de son vivant, hisser l’ombre vers un brouillard où le halo lissant les contours attèle l’aile à continuer d’enverguer, à reprendre souffle, à maintenir l’altitude.
On ne ressort pas indemne de cette lecture. Pas intact. Des-axé. C’est fracassant comme un artiste déchiqueté. Ici Sur-Gît Giauque, « poète noir » de l’espèce des Rares, revenu du Poème rare des profondeurs.
Murielle Compère-Demarcy
Francis Giauque (1934-1965), poète suisse, fut salué par Hugues Richard, Pierre Seghers, Georges Haldas, Bernard Delvaille, Robert Sabatier, Jean-Pierre Begot, Vincent Teixeira, Jacques Josse, Patrice Delbourg… Après quelques séjours en hôpital psychiatrique, la vie tragique de Francis Giauque reste indissociable de son œuvre. Grande Voix du XXe siècle, il fut de la même tempe d’humanité qu’Artaud, Prevel, Duprey. L’auteur de Parler seul, L’Ombre de la nuit et Journal d’enfer, se suicide dans la nuit du 12 au 13 mai 1965, à l’âge de 31 ans.
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