La légende de Loosewood Island, Alexi Zentner
La légende de Loosewood Island, traduit de l’anglais par Marie-Hélène Dumas, août 2014, 320 p. 22,00 €
Ecrivain(s): Alexi Zentner Edition: Jean-Claude Lattès
Les livres d’Alexi Zentner, écrivain américano-canadien, se définissent, selon les propres termes de l’auteur, comme des romans s’inscrivant dans un Mythical realism par opposition au réalisme magique latino-américain dont Julio Cortázar ou Gabriel García Márquez sont les plus brillants représentants. Dans La légende de Loosewood Island, l’auteur invente donc et une île imaginaire au large des côtes du Maine revendiquée à la fois par les États-Unis et le Canada, et la légende attachée au premier occupant de cette île, un certain Brumfitt Kings, débarqué d’Irlande en 1720 dans ce coin au milieu de nulle part, peintre au talent reconnu dans le monde entier et pêcheur de homards.
La légende (et non le mythe) trouve son origine dans le journal tenu par Brumfitt, où celui-ci relate la merveilleuse apparition d’une femme offerte en cadeau par la mer, étrange créature, « habillée d’une robe faite de corail et de coquilles d’huîtres, avec un collier de perles ». Sa future épouse « apportait en dot les richesses de l’océan, mais le prix que toutes les générations de Kings auraient à payer, l’une après l’autre, était celui-ci : un fils ».
Dès lors, la malédiction et le tribut dû à la mer ne cessent d’accabler les Kings, devenus, héritiers mâles en premier lieu, les chefs et protecteurs d’une communauté de familles de pêcheurs venus à leur tour s’installer sur l’île.
L’originalité et la force du roman sont renforcées par le choix fait par l’auteur de donner la parole à Cordelia Kings, fille aînée des derniers descendants de Brumfitt, jeune femme au tempérament bien trempé dont la seule ambition dans la vie est de tenir la barre d’un homardier, comme son père Woodburry, mais dont chaque fait et geste, dont les moindres pensées sont implacablement confrontés à la légende. Ainsi succombe-t-elle à la vision de « selkies », ces créatures imaginaires perçues dans les formes menaçantes animant les vagues monstrueuses, un jour de tempête. Quant à sa fascination pour la prophétie, celle-ci ne cessera de se renforcer suite à la noyade accidentelle de son petit frère. La légende s’immisce chaque jour dans la vie de Cordelia, au prénom emprunté au Roi Lear de Shakespeare, autre référence explicite qui sous-tend l’ensemble du roman. Une héroïne qui se débat entre son désir de faire un « métier d’homme » pour lequel elle se sent de taille, parfaitement compétente, et la totale soumission aux décisions du chef, du père, qui malade et vieillissant, fonde ses espoirs de relève sur son unique fils.
L’aspect réaliste du roman, c’est la vie en mer, âpre et dangereuse les jours où les flots se déchaînent, ce sont les deux sœurs avec lesquelles les rapports de Cordelia oscillent entre tendresse et conflits, le souvenir rémanent du petit frère décédé, autrefois destiné à reprendre le flambeau par tradition quoique peu intéressé par la mer, ce sont aussi les pêcheurs du continent qui empiètent sur le domaine de pêche de Loosewood Island et qui s’adonnent au trafic de méthamphétamine, le crystal meth, de part et d’autre de la frontière mettant en danger une communauté repliée sur un art de vivre en accord avec la nature et dans le respect de celle-ci, mais qui s’autorise également – époque oblige – à fumer quelques joints entre deux virées en mer. Une réalité d’aujourd’hui qui met en péril les liens séculaires d’entraide, pivots de la survie dans un environnement où négligences et erreurs condamnent au pire.
La vie sur Loosewood Island, c’est aussi la présence de touristes venus découvrir les paysages peints par Brumfitt ainsi qu’éclaircir le mystère de la probable existence de toiles non encore découvertes. Une présence tolérée par les insulaires, mais qui se réjouissent de les voir déguerpir quand la mauvaise saison pointe ses ciels tourmentés, déverse sa neige sur les bateaux encalminés. Ce sont enfin des relations amoureuses qui se dessinent au fil des pages, aussi rudes et difficiles que le travail à bord d’un homardier.
Intercalant sans cesse, dans la narration de Cordelia, les références à Brumfitt, la description de ses tableaux qui confortent sa croyance en la légende, et la relation dans des chapitres soutenus par un style enlevé, dans des dialogues particulièrement crus et très actuels, les difficultés de sa vie quotidienne sur Loosewood Island, Alexi Zentner parvient à tisser un récit palpitant où s’équilibrent le surnaturel et l’expérience humaine la plus trivialement concrète. Un livre où souffle un vent féministe tout en distillant quelques concessions à des thèmes « à la mode » (la drogue, le couple d’homosexuelles formé par Carly et Sréphanie), où la violence de la houle blanchie par l’écume équivaut à la brutalité des hommes, mais aussi et surtout un roman qui renvoie le lecteur à ses propres superstitions, croyances et à son imaginaire.
Et… il fallait inventer une île, symbole d’une mentalité rétive à la soumission continentale, tout autant réceptacle vivant des légendes ancestrales que gardienne jalouse de sa souveraineté. Un lieu également propice à la tragédie. La légende de Loosewood Island… grâce au talent d’Alexi Zetner, vous allez finir par y croire.
Catherine Dutigny/Elsa
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