La Leçon de Tango, Paule Brajkovic (par Pierrette Epsztein)
La Leçon de Tango, Paule Brajkovic, éditions Au Pays Rêvé, 2020, 112 pages, 12 €
C’est la première fois que Paule Brajkovic se lance dans le roman policier. Elle nous narre un étrange périple que nous suivons avec fébrilité pour tenter de comprendre dans quel imbroglio l’auteure va nous embarquer. Nous pénétrons dans un maquis touffu qui sert à nous désorienter pour revenir au véritable sujet de cette narration.
Tentons d’abord de mettre le lecteur dans l’ambiance qui baigne dans ce récit. Un jour à une terrasse de café, un jeune écrivain en quête désespérée de célébrité, rencontre un douteux personnage. Est-il là par hasard ou a-t-il repéré celui qui acceptera de passer avec lui un étrange contrat ? Au cours de ce premier dialogue, ils finiront par se nommer. Le premier s’appelle Livio Periscritto et se dit biographe dont le rôle consiste à se mettre dans la peau d’un autre pour en écrire la trajectoire, et celui qui l’a abordé se présente comme Moloch Horatio. Horatio est un prénom qui signifie le mystère et Moloch est ce dieu auquel les Ammonites, une ethnie cananéenne, sacrifiaient leurs premiers-nés en les jetant dans un brasier. Quant aux ammonites ce sont des mollusques fossiles à corne de bélier. Les noms ne sont pas choisis par l’auteur au hasard. Ils définissent bien les deux protagonistes et leur spécificité. Ils nous donnent un premier indice. Nous voilà déjà embarqués dans une enquête qui nous conduira ou non vers le dénouement de cette inquiétante aventure.
En tant que lecteur, nous pénétrerons au cœur d’un univers, à la source de deux caractères, de deux comportements que tout oppose. C’est justement cet antagonisme qui est le socle du lien qui va s’établir entre eux. « Horatio Moloch est un malade et je suis son jouet ».
Le contrat qu’Horatio a mis en place est draconien et non négociable. Livio, après bien des hésitations, va se plier aux conditions irrévocables dictées par Horatio. Il s’agit de l’enfermer durant trois mois dans un lieu clos en coupant toute connexion avec le monde extérieur et de se consacrer uniquement à l’écoute du récit de son commanditaire et à sa rédaction. Pour cela, il sera grassement rétribué. Comment Livio, qui est sans le sou et sans reconnaissance aucune, aurait-il pu résister à cette alléchante proposition ? Il finit donc par accepter les exigences draconiennes de celui qui devient donc son patron sans se douter dans quel imbroglio il va s’empêtrer. Et c’est justement cette conjoncture qui va le plonger dans une recherche sur l’humaine condition, sur le mystère que représente un être. De quels secrets est-il porteur ? Mais, dans cette solitude absolue, ce sera aussi l’occasion de mieux appréhender qui il est, lui-même, et quels sont ses vrais désirs.
Bien sûr, comme dans tout polar, il y a une femme, qui en souterrain, croit mener le bal. Elle s’appelle Jeanne. Jeanne est un mystère. Elle se montre et s’efface sans que l’on sache si elle est une réalité ou un simple fantasme. Elle a tous les attributs auxquels un homme comme Horatio peut aspirer. Il ne l’a pas choisie au hasard. Elle est en demande d’amour et de reconnaissance, elle est belle et désirable. Horatio va la suivre durant des jours, s’inscrire au cours de tango qu’elle anime, se montrer docile et acharné à apprendre pour réussir à la modeler à son fantasme et la plier à sa volonté. Jeanne s’y soumet sans imaginer un instant le risque qu’elle encourt. Horatio la ménage, lui apporte tout ce dont elle peut rêver : le luxe, l’amour, il la comble de bienfaits, il est prévenant et elle se laisse prendre dans sa toile d’araignée, il s’en empare pour mieux la dévorer. Elle est sûre d’avoir rencontré le prince charmant. Mais Horatio va peu à peu en faire « sa chose », son objet fétiche. C’est au cours d’un tête à tête, lors d’une fête somptueuse qu’il a méticuleusement organisée pour elle, sur la terrasse de sa maison, par une nuit de rêve, qu’il lui déclare son incontestable ardeur pour mieux l’envoûter et tranquillement, sans émoi, la faire disparaître à jamais dans une telle douceur et promptitude qu’elle ne pourra jamais réaliser ce qui lui advient.
Horatio quittera la France et sous le nom de Jeanne qu’il s’approprie, sans aucun scrupule ni état d’âme, il prolongera sa vie en devenant elle, par de subtiles transformations opérées sur son corps. Il réalise ainsi son fantasme le plus cher : vivre dans le corps d’une femme. Il ouvrira à son tour, avec succès, une école de tango. « Le tango est un art et la mort n’existe pas ». Mais ce qu’Horatio devenu Jeanne ne pouvait pas envisager. Être jaloux d’un fantôme. Et une seconde fois, il tuera un simple serveur de café qui avait tenté d’attirer le regard de Jeanne trop ostensiblement. « Son corps tombe doucement comme tombe un arbre ou un petit prince. Sans faire de bruit ».
À l’écoute du récit d’Horatio et à sa transcription fidèle au mot près, Livio ressent une certaine fascination mâtinée de répulsion pour cet homme. « J’entrais dans son esprit en trouvant quelquefois des résonnances avec mon propre esprit ». Il a l’étrange sensation de parvenir, peu à peu, à devenir l’écrivain célèbre qu’il rêvait d’être lorsqu’il verra son texte publié avec succès dans la vitrine d’une librairie alors qu’il en reste juste le témoin, un simple nègre destiné à l’anonymat.
Le roman de Paule Brajkovic a de quoi nous chavirer, nous tournebouler, nous ébranler. Pour cela l’auteure utilise toutes les ressources de son savoir littéraire, pour mieux nous égarer. Elle cite de nombreux auteurs et artistes qu’elle aime et qui nourrissent son écriture. Elle joue sur les oppositions : le présent / le passé, la présence / l’absence, le concret / l’abstrait, la vie / la mort, le sens / L’absurde, le masculin / le féminin, la désespérance / L’humour, le « je » / le « il » le « elle » le « nous », Le blanc/ le noir. « Le blanc est l’effacement. L’absence de trace, revenir à l’état d’immaturité, d’inexpérience, d’innocence aussi ».
Elle s’autorise une longue digression sur l’historique et la chorégraphie du tango avant que le lecteur ne comprenne que celle-ci s’inscrit de façon capitale dans le récit et prend une dimension essentielle pour comprendre la psychologie du meneur d’un jeu macabre. Est-ce pour nous offrir un temps de respiration, un moment de pose dans ce récit où, par moments, le lecteur a le sentiment d’étouffer ? « Je suis comme un écrivain qui n’écrit pas. Je vis l’aventure, les mots, les rebondissements, le suspense. Je suis le livre, je suis l’histoire », énonce Horatio.
Dans ce récit, le corps tient une grande place. L’auteure interroge longuement la différence sexuelle. Qu’est-ce qu’être un homme ? Qu’est-ce qu’être une femme ?
Elle varie les tempos passant de longs développements à d’incisives phrases nominales.
Par un jeu d’écriture, elle surprend le lecteur et prend une délectation évidente à le mener en bateau par un savant découpage des chapitres qui introduit plusieurs silhouettes secondaires qui posent question. Qui invente cette savante mise en scène ? Qui s’empare de l’histoire ? Finalement, qui écrit sur les rencontres dangereuses ? La fin nous donnera peut-être une clef.
Comment nommer ce texte ? S’agit-il d’un roman policier au sens traditionnel, alors qu’il n’y a pas de véritable enquête ou plutôt ne sera-t-il pas plus judicieux de parler de roman noir ou de roman à suspense puisque le criminel ne sera jamais découvert ?
En fait, cette enquête policière ne serait-elle pas, pour Paule Brajkovic, qu’un prétexte magistral pour s’interroger sur le moteur de l’écriture, sur ce désir ou ce besoin impérieux pour certaines personnes de laisser trace d’un passage, de transmettre une expérience, de se découvrir et d’approcher au plus près de l’autre dans tout ce réseau pluriel d’une identité complexe ? On peut aisément l’envisager. Une fois encore l’auteure nous met sur la voie. N’a-t-elle pas, avec cette étonnante métaphore de la main qui surgit dressée de la glaise comme un fantôme, forgé la plus brillante définition de ce qu’est le style ? En effet, cette main qui dans notre existence nous mène irrésistiblement à nous approcher d’une feuille blanche, ne nous oblige-t-elle pas de comprendre comment tout auteur qui cherche à trouver sa musique intérieure pour donner une forte authenticité à sa langue ne l’entraîne-t-il pas à s’enfoncer profond dans la terre qui le compose, à faire remonter du plus lointain de lui, ses émotions, ses sentiments, ses doutes, ses luttes face au découragement, au renoncement, ses lectures, ses rencontres insolites, pour nous révéler ce qui le propulse et le guide, le prend par la main, pour l’amener sur le chemin broussailleux de ses mots ? « La mémoire c’est le souvenir de satisfaction qui nous reste, l’acte consommé ».
Pierrette Epsztein
Paule Brajkovic est auteure, et habite à Vitrolles. Elle est aussi dessinatrice et illustre certains de ses ouvrages. Elle est née dans une région qui n’existe plus, l’ex-Yougoslavie. Elle n’a de cesse d’écrire des romans mais aussi de la poésie. Elle a suivi une formation d’animatrice d’ateliers d’écriture et d’art thérapie. Elle anime des ateliers dans des endroits variés, notamment dans des lieux scolaires, des organismes de formation et des bibliothèques, et pratique des lectures publiques. Elle a été reconnue par des petites maisons d’édition qui croient en elle et publient ses ouvrages : La Leçon de Tango (octobre 2020, éd. Au pays Rêvé) ; Nos silences ne nous protégeront pas (2017, éd. Au pays Rêvé) ; Le journal II Compostelle (2014, éd. Au pays Rêvé) ; Une journée à trottoirs (2014, Éd. En Contre Haut) ; Le corps liquide (2011, éd. A l’art plume).
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