La langue du pic vert, Chantal Dupuy-Dunier (par Yasmina Mahdi)
La langue du pic vert, Chantal Dupuy-Dunier, éditions La Déviation, août 2021, 284 pages, 20 €
Le discours aux oiseaux
La langue du pic vert, le premier roman de Chantal Dupuy-Dunier, traite de la volonté d’un jeune homme d’élaborer un langage crypté et un discours aux oiseaux. Ainsi, Sylvain Breuil, le héros – « s’il vint » du « bois », – se trouve en lien avec le monde sylvestre, par hétéronomie, dans le sens où l’entend Kant, c’est-à-dire dans une dépendance à l’égard de mobiles pathologiques sensibles ou d’une loi extérieure. Ici, il est dépendant d’une passion ornithologique, qui n’était prédestinée ni par son milieu ni par ses études. Son intérêt pour l’univers des picidés prend forme durant le commencement de l’amnésie de son père. Pour Sylvain, cette préoccupation fébrile vient combler le néant de la maladie d’Alzheimer, et encore le néant et l’absence de sa mère morte en couches.
Comme dans le film de Jean-Claude Brisseau, De bruit et de fureur, quand après le décès de sa grand-mère, Bruno trouve un serin mort et se rend chez son père où un faucon lui apparaît, un compagnon dans le chaos, ici, ce sont de pacifiques pics verts qui traversent les murs, « un carrousel » de « pics verts » qui émerge du rêve éveillé de Sylvain. Quelque chose creuse obstinément le cerveau détraqué de Julien Breuil, le père, lui perfore la mémoire comme le bec de l’oiseau marteleur, « l’oiseau obsessionnel », qui creuse l’écorce épaisse pour y trouver sa subsistance. Tandis que Julien Breuil se décompose, Sylvain se recompose un univers autonome, joint à une rencontre étrange avec Stanislas Berghezian, un étudiant arménien, originaire d’Istanbul, qui bégaie. Les occupations sommaires dans la cité, puis au sein d’une famille paysanne à Cronce, sont entrecoupées d’hallucinations. Sylvain est un mystère pour ses proches, oncle, tante et nièces auvergnats.
Chantal Dupuy-Dunier s’immisce dans l’esprit et l’entendement du jeune garçon, le suit à la trace dans un paysage redevenu sauvage suite à l’exode rural, et lors de ses interprétations de phrases à l’ambiguïté syntaxique. La forêt est le domaine sacré de Diane, la déesse de la chasse, de la guerre et de la nuit dans la mythologie romaine, assimilée à Artémis dans la mythologie grecque. Fille de Jupiter et sœur jumelle d’Apollon, dieu du Soleil, elle souhaite rester vierge à perpétuité après avoir assisté à l’accouchement de son frère. Armée d’un arc, de flèches et court vêtue, elle vit dans les forêts et clairières, à la lisière entre le monde sauvage et civilisé. Elle initie dans ce lieu les jeunes hommes. Tel est le destin de Sylvain Breuil, qui subit un enchantement, loin de l’accomplissement du désir charnel, dans l’ombre de lui-même comme Diane restant dans l’ombre de la forêt.
Le pic vert, lui, vit à la verticale et recommence infatigablement son éternelle besogne, protège son cerveau de sa propre langue contre les trépidations de son bec. Sylvain, lui, pourchasse l’oiseau énigmatique, vagabonde à travers la nature, parle peu, et emprunte une trajectoire qui ressemble à une dérive debordienne, telle que l’analyse Pierre Macherey, « dérive [qui] vise à transformer et non seulement à réenchanter idéalement la réalité présente. (…) À mesurer l’importance de cette thématique de l’espace, sur un plan à la fois esthétique, éthique et politique, on est conduit à avancer que les diverses manifestations de la démarche situationniste se rapportent initialement à l’effort en vue d’investir l’espace, et par ce biais de le transformer, afin de l’arracher à la structure d’enfermement et de domination qui l’a importunément envahi et infecté, en particulier par l’intermédiaire des contraintes et des divisions liées à l’obligation de travailler » (La philosophie au sens large, 23 juin 2016). Sylvain, asocial, fuit la trivialité du réel et élabore un espace symbolique, évolue dans un univers parallèle, dans lequel « le soleil a un ventre rond, une coiffe rouge et le ciel est d’un vert presque phosphorescent ». Du reste, l’oiseau s’anthropomorphise « avec son béret rouge et ses bacchantes noires ». Sylvain Breuil reconnaît également, à l’instar de François d’Assise, la « grâce » et la « simplicité » de « créatures » qui n’ont « ni à semer, ni à moissonner » (Le Sermon aux oiseaux).
La plasticité du style de l’auteure crée un sujet fantasmagorique au comportement quasi autiste et au langage crypté. La langue du pic vert est un grand roman sur la folie, qui n’est pas sans rappeler le terrifiant Zombi de Joyce Carol Oates.
Yasmina Mahdi
La poétesse Chantal Dupuy-Dunier est l’auteure d’une trentaine d’ouvrages, dont Initiales (éditions Voix d’encre) qui lui a valu le Prix Artaud en 2000. Elle a exercé comme psychologue dans un hôpital psychiatrique de Clermont-Ferrand.
- Vu : 1715