La Justice de l’Ancillaire (Les Chroniques du Radch tome 1), Ann Leckie
La Justice de l’Ancillaire (Les Chroniques du Radch tome 1), septembre 2015, trad. anglais (USA) Patrick Marcel, 443 pages, 20 €
Ecrivain(s): Ann Leckie Edition: J'ai lu (Flammarion)
Depuis sa publication en 2013, La Justice de l’Ancillaire, premier roman de l’Américaine Ann Leckie (1966), s’est vu attribuer quelques prix parmi les prestigieux dans le domaine de la science-fiction : le Prix Hugo (meilleur roman), le Nebula (meilleur roman), le Locus (meilleur premier roman), le Arthur C. Clarke (meilleur roman de science-fiction) et celui de l’Association Britannique de Science Fiction (meilleur roman), n’en jetez plus, on a compris, il est chaudement recommandé de le lire selon les membres éminents de la profession, si tant est que la science-fiction soit une profession. C’est donc avec une certaine bienveillance qu’on ouvre ce volume de taille raisonnable (environ quatre cent-quarante pages) dont on sait déjà qu’il sera suivi de deux autres d’une épaisseur similaire, les deux suites de ces Chroniques du Radch, et cette bienveillance se trouve récompensée par un roman aussi solide dans sa narration qu’inventif dans sa technique et son style.
L’histoire racontée dans La Justice de l’Ancillaire est, à peu de choses près, vieille comme le monde : trahi par un despote, seul rescapé de son vaisseau, un soldat parcourt le monde durant vingt ans jusqu’à trouver l’opportunité de la vengeance et donc d’un éventuel renversement du pouvoir en place. A ceci près qu’Ann Leckie a écrit un magistral space opera, où le despote, répondant au nom d’Anaander Mianaaï, dirige son empire, le Radch, en multipliant ses corps à l’envi, entre lesquels il partage sa conscience ; à ce despote correspond un soldat qui est en fait un ancillaire du vaisseauJustice de Toren – un ancillaire ? oui, un « segment » de l’Intelligence Artificielle créé à partir du corps d’un ennemi éliminé au combat, et ce segment porte un nom : « Un Esk Dix-Neuf », qu’il échangera contre « Breq Ghaiad » afin d’accomplir sa vengeance. Vengeance ? Oui, car la despote est en guerre contre elle-même, deux visées pour l’empire s’opposant, et elle détruit le Justice de Toren, qui gêne ses plans, avec tout son équipage : seul rescapé, désormais isolé de son IA et des autres segments de celle-ci, Un Esk planifie donc sa vengeance durant vingt ans, s’adjoignant au passage un certain Seivarden, lui-même rescapé d’une autre époque – durant plus de mille ans cryogénisé…
Derrière cette histoire, en apparence complexe mais en fait limpide une fois qu’on a admis ses prémisses politiques et autres, Leckie a dissimulé plusieurs réflexions sur la notion d’empire, avec les bien nommées « annexions » qui permettent de sans cesse repousser les frontières du Radch et donc les points de contact avec d’autres civilisations, humaines ou non (les « Presgers »), et fonctionnent sur un système d’intégration des hiérarchies existantes à celles de l’envahisseur, et d’absorption des religions en place par le polythéisme radchaaïe, dominé par la divinité Amaat. On pense à l’empire romain, mais aussi à toute forme d’impérialisme, en lisant La Justice de l’Ancillaire, et à ses dérives potentielles…
Il y a cela, et bien plus que cela dans La Justice de l’Ancillaire, et ce fond, ce propos solide est porté par une technique narrative aussi virtuose qu’aisément compréhensible : Ann Leckie fait osciller son récit entre différentes époques, laissant au lecteur, désarçonné au début par la transition abrupte d’un chapitre à l’autre, le soin de recomposer le tableau complet ; c’est le fait d’un auteur intelligent et habile que de dévoiler les éléments nécessaires à la compréhension progressivement, les faisant intervenir juste à temps pour que le lecteur en sache assez. Pour ce faire, elle se sert de Un Esk Dix-Neuf comme voix narrative, et le lecteur ne connaît donc des événements et de leur motivation que ce que celui-là en connaît ou en laisse transparaître. Mais ce choix narratif permet aussi des pages où la narration est comme multipliée, durant les souvenirs de Un Esk Dix-Neuf : en effet, celui-ci est alors toujours un segment de l’IA du Justice de Toren parmi d’autres, et le lien l’unissant aux autres segments et à l’IA lui permet d’assister à plusieurs scènes de façon simultanée, illuminant et complexifiant le récit à la fois pour le lecteur, qui a de la sorte accès à plusieurs niveaux de compréhension des événements sans que la plausibilité du récit soit atteinte d’une quelconque façon.
Cette technique narrative est au diapason d’un style inventif lui aussi, puisque dans la société radchaaïe, le genre est indifférencié. On peut supposer que cette caractéristique à tout le moins étrange et remarquable donne lieu à des effets stylistiques en anglais, mais en français, le traducteur, Patrick Marcel (connu pour son excellent travail sur les œuvres de Neil Gaiman et George R.R. Martin entre autres), a opté pour une solution consistant à associer à des substantifs au masculin des adjectifs et des déterminants féminins, et à les remplacer par des pronoms féminins. Il faut être honnête : quasi une cinquantaine de pages sont nécessaires pour s’y accoutumer, mais cela n’est ensuite plus qu’un élément du récit parmi d’autres, un garant de cohérence parmi d’autres.
Car l’univers du Radch est d’une grande cohérence, Ann Leckie en a assemblé les pièces avec une attention particulière au moindre détail signifiant. Ainsi, cette histoire d’indifférencation des genres est l’objet d’hésitations de par Un Esk lorsqu’il/elle doit s’adresser à quelqu’un n’appartenant pas à la culture radchaaïe, et Leckie amène cela avec un grand savoir-faire. Idem pour les questions religieuses, les us et coutumes montrés mais non expliqués (la culture radchaaïe impose le port des gants par décence, mais on ignore pourquoi, dans cette société hyper-codifiée et hiérarchisée ; par contre, on jure allègrement en invoquant les « nichons d’Aart ») ou encore la langue, objet de véritable préoccupation pour Leckie (« Le mot [inconvenant] était lourd de sens en radchaaï, appartenant à une triade : Justice, convenances et avantages. En l’employant, la commandant Tiaund laissait entendre plus encore que le fait qu’elle attendait de la lieutenant Awn qu’elle observe les règlements et l’étiquette »), comme ce devrait l’être pour tout bon auteur, de science-fiction ou autre.
Au total, on se retrouve donc avec un roman de science-fiction à la narration ample, avec du sens, et d’une inventivité narrative, stylistique et lexicale à faire rougir nombre de romans conventionnels. Est-ce pour autant un chef-d’œuvre ? Non, car il a un goût d’inachevé, ce qui est normal pour le premier volet d’une trilogie ; s’il y a lieu, cette appréciation sera plutôt à réserver à la série complète, lorsque les deux volumes suivants seront disponibles en français.
Didier Smal
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