La Jolie Madame Seidenman, Andrzej Szczypiorski (par Didier Smal)
La Jolie Madame Seidenman, Andrzej Szczypiorski, Les Éditions Noir Sur Blanc, mai 2023, trad. polonais, Gérard Conio, 272 pages, 23 €
Edition: Editions Noir sur Blanc
Le titre choisi pour l’édition française du septième roman d’Andrzej Szczypiorski (1928-2000), le plus connu avec Messe pour la ville d’Arras, est malheureux, La Jolie Madame Seidenman (1986), bien que permettant d’articuler un réseau d’interactions après son arrestation dans la Varsovie de 1943, n’est au fond qu’un prétexte pour l’auteur destiné à montrer l’état d’esprit de cette Varsovie au travers du sort et des réflexions d’une poignée de personnages, certains récurrents, d’autres passagers clandestins, la narration oscillant entre le point de vue d’un narrateur omniscient et celui des différents personnages. Le titre polonais est Le Commencement, comme celui d’une Pologne qui doit continuer après la Seconde Guerre mondiale, écartelée, perdant peu à peu sa polonitude, si l’on permet ce barbarisme. Même si le texte de quatrième de couverture présente Irma Seidenman, devenue Maria Magdalena Gotomska afin d’échapper aux persécutions allemandes, comme le personnage auquel le lecteur va s’attacher, au fond, le vrai personnage central de ce roman, c’est la Pologne.
Pour autant, ce personnage est indéfini, puisqu’il est impossible de lui allouer une identité absolue (sauf à considérer qu’il est le protégé de la « Très Sainte Vierge Marie ») : « Ce pays n’était-il qu’un territoire destiné à être piétiné par les armées étrangères en marche, un terrain de repli ou un avant-poste pour le front des guerres que se livraient les autres nations ? Était-il la dernière tranchée de l’Europe latine dans son avancée vers les steppes, et en même temps un rempart contre le déferlement teuton ? Était-il une enclave du monde libre, étranglée entre deux tyrannies ? Une mince bande d’espoir qui séparait la morgue prussienne de l’obscurantisme russe ? Une petite rivière isolée entre la cruauté et l’hypocrisie, la bestialité et la ruse, le mépris et l’envie, l’orgueil et la servilité ? Était-il voué à servir de ligne de démarcation entre l’impudeur du crime avéré et le cynisme du crime caché ? N’était-il qu’un ruban, une lisière, un mur protecteur ? ». Nul ne dispose de la réponse, et l’actualité, depuis l’invasion de l’Ukraine et son motif invoqué par Poutine, laisse bien des questions en suspens.
De même, le titre choisi en français (qui est en fait une traduction de celui choisi en allemand) centre toute la narration sur le sort de la communauté juive à Varsovie ; bien sûr que ce sort est au cœur de la narration, des salauds qui partent à la pêche aux Juifs afin de les rançonner puis les dénoncer aux autorités jusqu’au soulèvement tragique d’un ghetto déjà exsangue, mais il serait vain de voir en ce roman une énième narration de la Shoah. Si celle-ci est évoquée, entre autres puisqu’il est question de déportations (« Son père [à Bronek Blutman] avait été emmené à l’Umschlagplatz dès le premiers tri », le mot est de Szczypiorski, et il est terrible), c’est parce qu’elle fait partie de la réalité de la Varsovie de 1943, et ce roman y est irréductible – car il est bien plus complexe que cela, puisqu’il offre la parole à tout le monde, générant même des parallèles saisissants et troublants : ainsi, le voisin de la supposée veuve d’un officier nommé Gotomska, le Dr Korda, bienveillant et extérieur au sort de Varsovie bien que vivant à quelques maisons du ghetto, et l’Allemand Stuckler, l’officier allemand qui interroge Madame Gotomska et finira au fin fond de la Russie, oublieux et oublié de tous, ont un point commun : la passion pour les lettres antiques, comme si l’auteur voulait signifier que les passions ne signifient rien en tant que telles – pour le premier, c’était un refuge absolu, un éloignement du réel, pour l’autre, ce fut une corrélation avec la SS et son supposé esprit. Complexe, disait-on.
Chaque personnage, de Pawełek le jeune homme amoureux d’Irman Seindenman (qui ne lui avouera son amour que bien plus tard, à Paris, alors qu’elle est une vieille femme exilée par l’antisémitisme polonais de 1968) à Stuckler, du tailleur Kujawski qui collectionne des œuvres afin de les préserver pour une Pologne libérée (qu’il ne verra pas, puisqu’il mourra lors du soulèvement) à sœur Weronika, qui sauve des enfants juifs en leur apprenant le signe de croix, c’est une sorte de miroir brisé que tend Szczypiorski à Varsovie et à la Pologne : chaque morceau semble un reflet indépendant des autres, diffracté, mais le tout forme une image – à ceci près qu’elle est indéfinissable. Surtout, Szczypiorski tend un miroir à l’humanité dans une situation telle, celle du vingtième siècle, que l’ignominie a ressemblé à un concours dont Hitler a lancé, si l’on peut dire, les hostilités par la banalisation et surtout la récupération du mal : « [Wiktor Suchowiak] avait raté sa vie, car dans la jeunesse, [il] avait choisi la carrière de bandit professionnel, ce qui, à l’ère des grands totalitarismes, allait faire figure de lamentable anachronisme. Les grands totalitarismes ont institutionnalisé le banditisme, ils l’ont élevé à la dignité de la loi, en raison de quoi […] ce processus entraîne presque automatiquement une absence d’alternative. […] Les totalitarismes allaient faire main basse sur l’honneur, la liberté, les biens et même la vie de leurs victimes, sans laisser le choix à celles-ci, ni même aux bandits ».
Cette absence de choix est subie de plein fouet par la communauté juive, à qui la question de la bourse ou la vie n’est pas posée : c’est la bourse et la vie, point, et même un Kujaswki « savait que les juifs étaient victimes d’une terrible injustice, qu’ils souffraient, mouraient, étaient exterminés, et que, même si c’était en punition de leurs péchés, ce qui leur arrivait était si horrible que cela dépassait l’imagination ». Oui, tout le monde savait, en 1943, et cela pèse sur la complexité de la vie à Varsovie. Mais puisque Szczypiorski refuse la simplification outrancière, ou tout simplement l’aveuglement, il fait de l’une des enfants sauvées par Sœur Weronika une émigrée vers Israël, où elle remarque « la présence de juifs étranges, qui provenaient peut-être de ses rêves et de ses prémonitions, ou peut-être apparaissaient-ils pour des raisons beaucoup plus prosaïques, de même d’autres qui leur ressemblaient étaient autrefois apparus devant eux. Ces juifs portaient des bérets, des treillis et des gros souliers à tige. Ils avaient presque tous sous l’aisselle des pistolets-mitrailleurs prêts à tirer. Ils avaient des visages hâlés et usaient du langage bref et laconique des hommes armés », et la description de ce que voit la désormais Miriam de continuer, comme un miroir déformant et renversé de son propre vécu – mais un miroir exact.
Un roman complexe, répétons-le, mais pas compliqué, où Andrzej Szczypiorski, servi par la traduction révisée de Gérard Conio, tout comme dans Messe pour la ville d’Arras, évoque le sort du peuple juif avant tout comme une mise en exergue de l’âme humaine, cette éponge à diffracter le réel. On a évoqué la traduction de Conio, dont les notes en bas de page et la postface sont éclairantes (et cette postface est aussi une incitation à aller plus avant à la rencontre de la littérature polonaise), qui, même si on est incapable de comparer avec le texte polonais, a donné un texte francophone reflétant cette complexité humaine. Évoquons un autre point, celui de la matérialité du livre (un point souvent négligé) : les Éditions Noir Sur Blanc offrent à La Jolie Madame Seidenman une seconde vie sur un papier à l’épaisseur adéquate et dans une typographie rendant la lecture aussi agréable que fluide. Toutes les conditions sont donc réunies pour que soit émis le désir de partager cette lecture, tant pour son fond que pour sa forme matérielle.
Didier Smal
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