La joie d’amour, pour une érotique du bonheur, Robert Misrahi
La joie d’amour, pour une érotique du bonheur, janvier 2014, 251 p. 15 €
Ecrivain(s): Robert Misrahi Edition: Autrement
La joie d’amour. Pour une érotique du bonheur aurait pu aussi s’intituler « L’anti métaphysique de l’amour » car à l’encontre de Schopenhauer qui assimilait l’amour à l’instinct sexuel afin de confirmer son pessimisme, influençant ainsi la littérature réaliste du XIX° siècle et suggérant à Freud la théorie de l’inconscient pour comprendre les névroses, Robert Misrahi veut montrer qu’il y a « un lien intrinsèque entre (sa) conception du bonheur et (sa) conception de l’amour ».
Après une introduction et un premier chapitre susceptibles de dérouter le lecteur peu familier du genre (définition des termes, problématisation, détour par l’analyse du devoir moral), la patience est récompensée par des pages de plus en plus captivantes au fur et à mesure que sont déroulés les fils de l’amour réel dans la vie quotidienne, puis dans la littérature et enfin dans la vie de ceux qui en font le sens de toute leur existence. Passée la deuxième moitié, le lecteur devient très curieux de connaître la solution que le philosophe va proposer à la question initiale : vivre durablement un amour heureux est-il possible ? Les références littéraires détaillées, la mise en scène des exemples à travers des personnages, l’appel à des termes du quotidien pour synonymes de termes spécifiques, concilient rigueur philosophique et souci d’être compris des non-spécialistes.
Pour définir l’amour comme « joie et réciprocité », Misrahi dénonce deux des piliers de notre culture : la morale, qu’elle soit religieuse ou laïque, et la psychanalyse.
Il dénigre la première pour sa soumission à l’intérêt matériel qu’il nomme de façon globale le capitalisme. Ainsi, si le mariage et ses contraintes entravent le sentiment amoureux très tôt dans l’histoire, c’est pour préserver l’intégrité des patrimoines. L’amour courtois a inventé un contre-modèle sans toutefois apporter un bonheur réel aux amants, pas plus que le libertinage qui est à l’amour ce que le fast-food est à la gastronomie. Quant à l’amour mystique, l’auteur, tout en réaffirmant son athéisme, lui consacre des pages élogieuses car toute tentative pour donner du sens à la vie par l’amour reste louable.
Misrahi est par contre sans indulgence pour la psychanalyse. Freud puis Lacan, en décrivant l’affrontement entre d’une part le corps et ses mécanismes inéluctables et d’autre part l’esprit et ses tourments incontrôlables, réduisent l’humain à un jouet soumis au déterminisme matériel des pulsions et condamné à la souffrance amoureuse.
Mais alors, qu’est-ce qu’un amour heureux ? C’est d’abord un amour faisant de la liberté sa conditionsine qua non. Car dès les premières pages, la liberté est posée comme le lien nécessaire entre amour et bonheur. Aux passions que la morale réprouve et que la psychanalyse juge inévitables, Misrahi préfère l’action décidée et menée en toute connaissance de cause par le « corps-sujet ». À la souffrance inévitable qui résulterait d’un désir impossible à assouvir tant à cause des limites sociales et morales que de sa nature, Misrahi oppose la joie de la liberté gagnée par la « conversion » : prendre conscience de ses désirs pour ne pas les subir, leur donner du sens pour décider de ses actions, conduisent à une rupture avec la spontanéité, liberté illusoire, pour profiter de la liberté réfléchie. La conversion, en instaurant « autonomie, réciprocité, jouissance », ouvre la voie au bonheur amoureux.
À une condition toutefois, avoir « une totale liberté d’esprit à l’égard du discours coutumier et une détermination sans faille dans la poursuite de l’enjeu majeur qui est le bonheur d’être ».
Ainsi, « l’amour fidèle », quoique exceptionnellement rare, existe chez les couples où les deux partenaires ont su opérer leur conversion, tout comme « l’amour philosophe » sans que le mythique couple Sartre-Beauvoir n’en soit cependant le meilleur exemple. « L’amour secret », au-delà de la morale qui préfère inconsidérément une franchise qui blesse à une discrétion qui préserve, permet à deux êtres qui n’ont pas la même réflexion sur l’existence de connaître malgré tout le bonheur de s’aimer, au grand dam des kantiens – il en reste plus qu’on ne s’imagine. « L’amour tout autre » et la « délectation érotique » couronnent ce parcours et Michel Onfray souligne, dans sa préface, la sensualité orientalisante des pages consacrées à la caresse.
Mais cet amour est-il à la portée de tous ? Spinoza, dont Misrahi est spécialiste, concluait son Éthiqueen écrivant que « tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare ». C’est vrai ici aussi même si Misrahi sait communiquer un enthousiasme susceptible de stimuler le lecteur pour qu’il s’essaie au bonheur. Car le malheur, en particulier amoureux, n’est pas qu’une fatalité : il est une façon non réfléchie d’aborder notre vie sous le joug de nos désirs et non pas avec l’énergie du Désir.
Marie-Pierre Fiorentino
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