La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili (par Patryck Froissart)
La huitième vie (pour Brilka), Nino Haratischwili, août 2021, trad. allemand, Barbara Fontaine, Monique Rival, 1200 pages, 12,90 €
Edition: Folio (Gallimard)La huitième vie est une saga familiale d’une rare intensité dramatique qui couvre mille-deux-cents pages et qui court de 1917 à 2007.
L’histoire, dont la destinataire annoncée par la narratrice est la jeune Brilka, le plus récent rejeton du clan, commence avec la vie de l’ancêtre Ketevan, le patriarche, pâtissier chocolatier dans une petite ville de Géorgie, pays où se situe, tout au cours du récit, le centre de rayonnement narratif qui exerce sur la totalité des personnages une indestructible attraction centripète, même si certains d’entre eux, à un moment donné de leur existence, se sentent passagèrement animés par des forces centrifuges.
Ketevan a inventé une recette de chocolat qui fait tourner les têtes, remue les estomacs et ravit tous les sens mais dont la confection et la consommation, qui doivent rester exceptionnelles, sont potentiellement annonciatrices de grands malheurs. Il en garde précieusement le secret, ne la transmettant, sur serment de ne jamais en dévoiler les ingrédients, qu’à l’aînée de ses filles, Stasia.
Mais quelque chose dans sa composition et dans sa préparation rendait ce chocolat très particulier, unique, irrésistible, bouleversant. Son arôme à lui seul était si intense et envoûtant qu’on ne pouvait s’empêcher de se précipiter dans la direction d’où il émanait.
En intégrant un minimum de ses épices mystérieuses dans ses pâtisseries, le bonhomme se fait une clientèle de plus en plus importante, développe son entreprise, et acquiert une notoriété qui lui assure rapidement respectabilité et fortune.
Mais…
Mais la Géorgie, après avoir été pendant trois ans sous protectorat allemand et avoir connu ensuite, à l’issue de la guerre de 14/18, une courte période d’indépendance au cours de laquelle les affaires de Ketevan bénéficient d’une prospérité exponentielle, devient en 1921 la République Socialiste Soviétique, rattachée de fait et de force à l’URSS.
La chocolaterie, l’entreprise commerciale, et le domaine familial bourgeois acquis par Ketevan grâce aux bénéfices produits par le commerce pâtissier sont progressivement convertis en propriétés collectives régies par des kolkhozes locaux, et la part congrue concédée à la famille réduit brutalement le train de vie du clan Ketevan.
Les événements politiques locaux et régionaux, la domination soviétique, l’instauration du rideau de fer, la deuxième guerre mondiale, la guerre froide, les purges, les tentatives répétées de soulèvement des républiques satellites contre les partis staliniens nationaux et les couvercles de plomb imposés par le grand frère russe, les printemps entraînant des répressions sanglantes suivies de retours brutaux aux hivers politiques, l’effondrement final de l’URSS, l’éclatement de l’empire, les proclamations d’indépendance des peuples caucasiens, dont celle de la Géorgie qui est rapidement confrontée aux propres revendications indépendantistes de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, voilà la trame foisonnante sur laquelle vont s’inscrire les vies mouvementées des membres de la famille Ketevan sur six générations.
Dans ce cours historique cahoteux, périodiquement chaotique, où s’affrontent des idéologies antagonistes, la famille s’écartèle. Les uns embrassent le communisme avec ferveur comme ils le feraient d’une religion et en deviennent les serviteurs des plus dévoués, les plus zélés, les plus intransigeants, les autres l’exècrent, soit parce qu’ils souffrent personnellement de la misère et des privations ponctuelles dues à une gestion erratique de la production industrielle et agricole, soit parce qu’ils en rejettent les principes fondamentaux, soit par nationalisme géorgien et refus de la mainmise russe, soit parce qu’ils sont victimes collatérales de ses excès staliniens et des abus de pouvoir (néo-droit de cuissage y compris) auxquels se livrent impunément certains potentats investis localement par Moscou (par exemple le Petit Grand Homme qui dirige le Parti Communiste de toute la République Transcaucasienne), soit parce qu’ils rêvent d’un exil utopique à l’ouest pour y mener carrière dans un domaine circonscrit ou interdit par le régime…
L’avenir s’était mué en présent. Tout allait susciter la méfiance, on allait se battre contre les mots et à plus forte raison contre les cœurs. On glisserait dans un tunnel sans issue. Stasia allait devoir se battre, mais pourquoi se battre si tout commençait à paraître sans issue ? Où diriger son regard pour échapper au Petit Grand Homme qui riait à pleines dents ?
Tout en traçant et entrelaçant les itinéraires contrastés, contradictoires, opposés des protagonistes qui sont directement de la descendance de Ketevan et des personnages adjuvants et opposants que les premiers rencontrent, fréquentent, aiment, haïssent, admirent, jalousent, Nino Haratischwili se livre à une critique implacable de l’ère et de l’aire soviétiques, sur fond d’une documentation historique, sociologique, socio-économique qui résulte d’évidence d’un énorme effort de recherche.
L’objectif de réalisme documentariste ainsi affirmé n’exclut toutefois pas le romantisme, la passion, l’intrigue sentimentale… La vie, les chagrins, les deuils, les joies, l’amour, la mort, transcendent la factualité socio-politique. La poésie, à la fois remédiation et expression acérée du réel, vient souvent à point dans le récit :
Des ombres grises se formaient sur les murs, les fantômes chuchotaient d’une voix rauque […]. Les mots allaient se dissoudre encore de nombreuses années dans les bouches […]. Des armées d’insectes agités se formaient dans les gouttières et dans les coins poussiéreux des maisons. Ils grésillaient et s’arrachaient les ailes pour être entendus et on ne faisait pas attention à eux…
Le parti-pris idéologique est flagrant qui a donné au dessein narratif sa ligne directionnelle. Aux lecteurs d’y adhérer peu, prou, à la folie ou pas du tout. Au fond, ceci est peut-être secondaire. Ce qui compte, c’est l’histoire, ce sont les histoires que l’auteure met en scène et qui nous entraînent dans un flux irrésistible avec pour compagnes et compagnons ces personnages de papier qui nous sont aimables ou antipathiques. Quant à l’Histoire, chaque lecteur en a a priori sa propre vision, que la lecture de cette immense saga infléchira… ou non.
Saluons le travail des deux traductrices. Il fallait en effet être au moins deux pour rendre en français toute la tension, toutes les émotions, et tout l’effet de réel voulus par l’auteure sur ces mille-deux-cents pages « en tout petits caractères » comme disent la plupart de nos élèves d’aujourd’hui qu’effraient, avant même qu’ils en aient lu la première ligne, le poids d’un livre et la longueur d’un roman.
Patryck Froissart
Nino Haratischwili, Géorgienne née à Tbilissi le 8 juin 1983, est venue en Allemagne en 2003 pour étudier la mise en scène et la dramaturgie. Elle vit aujourd’hui à Hambourg. Elle s’est d’abord fait connaître comme auteure et metteuse en scène de théâtre (elle a écrit 13 pièces). En 2011, elle a reçu le Prix du premier roman du Buddenbrookhaus à Lübeck pour son livre Juja, traduit en français sous le titre Mon doux jumeau, récompensé la même année par le Prix des éditeurs indépendants.
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