La Harpe et l’ombre, Alejo Carpentier (par Léon-Marc Levy)
La Harpe et l’ombre, Alejo Carpentier (El Harpa y la sombra, 1979), trad. espagnol (Cuba) René L-F. Durand, 214 pages, 6,90 €
Ecrivain(s): Alejo Carpentier Edition: Folio (Gallimard)Le déferlement baroque de ce roman emporte tout sur son passage. On avait eu Händel et Vivaldi dans Concierto Barocco, qui explosaient L’Ospedale Della Pietà par leurs folies musicales, là, le maître cubain nous offre une version époustouflante du grand voyage de Christophe Colomb. Ange ou Diable ? Malfrat ou Saint ? Le Pape Pie IX lance l’instruction pour l’éventuelle canonisation du célèbre conquistador en se rendant en personne sur les lieux de ses exploits presque quatre siècles plus tard. Il sera suivi dix ans plus tard par son successeur Léon XIII qui, après cette décennie de recherches méticuleuses sur les actes du Génois, doit tenir le procès en béatification. Apologétique puis dossier à charge, quel Colomb l’emportera : le voyageur de lumière ? Le saltimbanque tricheur ? La Harpe ou l’Ombre ?
Et c’est Colomb lui-même qui va raconter son épopée dans une confession ante mortem qu’il prépare pour le prêtre-confesseur qu’il attend sur son lit de mort. Et quelle confession. Le navigateur ne cache rien ; de ses grandeurs bien sûr ; et de ses bassesses les plus viles. Alejo Carpentier en profite pour démonter pas à pas les marches de l’idéologie coloniale : la recherche de richesses naturelles en des terres étrangères, la bonne volonté initiale d’amitié, d’éducation et de protection des populations indigènes, et puis – inéluctablement – l’asservissement impitoyable des pays et des gens.
Pie IX, dans son périple latino-américain, va découvrir des pays bien éloignés des missions premières d’évangélisation et de morale chrétienne. La Buenos Aires qu’il visite est un vaste étal de viande et un vaste bordel. Et ce sont d’étranges nouveaux dieux qu’il découvre.
« Cet abattoir semblait si important dans la vie de Buenos Aires que Mastaï se demandait si, avec le culte de la Grillade, du Filet, de l’Entrecôte, de l’Aloyau, de la Côte de Bœuf ou de ce que certains, élevés à l’anglaise, commençaient à appeler le Bife, il ne deviendrait pas à la longue, dans la vie de la ville, un monument plus prestigieux que la cathédrale elle-même, ou les églises paroissiales de San Nicolás, La Concepción, Montserrat ou La Piedad. Ça sentait trop la Bourrellerie, le cuir tanné, la peau de vache, le bétail, la viande salée, la cécine, la sueur animale et la sueur des cavaliers, la bouse et le fumier, dans cette ville d’outre-mer où l’on dansait dans les conventillos, les pulpertas et les lupanars, la Refalosa et “Quand, mon cœur, quand”, danse pleine de sous-entendus qui était à la mode à cette époque dans les coins les plus reculés du continent américain ; ».
C’est un autre voyage qui fascine Carpentier à travers la confession de Colomb. C’est celui que Christophoros – Christo-Phoros / Porteur du Christ – fait à l’intérieur de lui-même, dans un mouvement permanent de navette entre les forces du Bien et les forces du Mal. Mouvement qui peu à peu devient unidirectionnel, le Mal l’emportant progressivement, faisant du porteur du Christ le porteur de Satan, de plus en plus acharné à oublier les vecteurs nobles de son entreprise pour les troquer contre convoitise, vanité, mensonge et violence.
« Poussé par un esprit abominable qui, soudain, s’était logé en mon âme, passant aux voies de fait, j’ordonnai de faire prisonniers sept de ces hommes que nous enfermâmes à coups de fouet dans les cales, sans nous préoccuper de leurs cris, ni de leurs gémissements, ni des protestations de leurs compagnons que je menaçai de mon épée : ils savaient, pour en avoir touché une, que nos épées coupaient méchamment et ouvraient des sillons de sang… ».
Le Diable a pris la forme de l’or. C’est l’or, métal maudit, qui envahit l’esprit du Colomb voyageur et du Colomb sur sa couche de mort prochaine attendant son confesseur. La cupidité et la soif de pouvoir – moteurs réels de toute entreprise coloniale – écrasent de culpabilité le mourant.
Mais c’est un autre personnage aussi qui attache le lecteur, un Christophe Colomb d’une cocasserie hilarante, qui ne cesse de souligner ses propres faiblesses, ses défauts, son ignorance aussi bien sur les choses de la vie que sur les choses de… la mer ! Carpentier use de ce ressort comique tout au long du roman, faisant du « héros » un anti-héros délicieux et ahuri. C’est par hasard qu’il découvre les terres de Haïti, de Cuba, ou de l’Amérique. Ça on le savait mais suivre Colomb dans son périple aveugle est proprement burlesque. En fait, nous dit Carpentier, c’est par hasard que Colomb est Christophe Colomb. Le voici arrivant sur des terres nouvelles (lesquelles ?)
« Il y a des gens non loin de nous ; en effet, s’il n’y avait personne, il n’y aurait point de feu. Mais il m’est impossible de me faire une idée de la nature de ces gens. Ce ne peut être les mêmes que ceux du Vinland, car nous sommes beaucoup plus au sud. Je dois avouer toutefois qu’avec cet affolement de l’aiguille de la boussole au milieu de la traversée, ma confusion entre milles arabes et milles génois, mon peu d’adresse (je l’ai constaté moi-même) dans le maniement de l’astrolabe, et les sornettes avec lesquelles j’ai entretenu les autres quant aux distances parcourues sur un océan beaucoup plus vaste que je ne le croyais, je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes venus échouer ».
Le Christophe Colomb d’Alejo Carpentier restera inoubliable, par la figure extraordinaire du marin génois mais surtout par l’explosion baroque dans laquelle Alejo Carpentier l’a serti.
Léon-Marc Levy
Alejo Carpentier y Valmont, né le 26 décembre 1904 à Lausanne et mort le 24 avril 1980 dans le 7e arrondissement de Paris est un écrivain cubain et français, romancier, essayiste, musicologue, qui a profondément influencé la littérature latino-américaine durant son essor.
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