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La Haine de la culture, Pourquoi les démocraties ont besoin de citoyens cultivés, Konrad Paul Liessmann (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 29.03.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais

La Haine de la culture, Pourquoi les démocraties ont besoin de citoyens cultivés, Konrad Paul Liessmann, éd. Armand-Colin, septembre 2020, trad. allemand, Suzanne Kruse, Hervé Soulaire, 222 pages, 20,90 €

La Haine de la culture, Pourquoi les démocraties ont besoin de citoyens cultivés, Konrad Paul Liessmann (par Gilles Banderier)

 

 

Dans l’original allemand (publié à Vienne en 2017 et traduit avec une célérité exemplaire), le recueil de Konrad Paul Liessmann s’intitule Bildung als Provokation. Si le second substantif (un vocable français habillé à l’allemande) ne présente pas de difficultés de traduction, il n’en va pas de même pour le mot Bildung, qui recouvre plusieurs concepts : l’éducation dans ce qu’elle peut avoir de plus général ou la formation dans ce qu’elle a de plus utilitaire, mais également la culture ou l’expérience des hommes et des choses acquise au long des années (comme dans le « roman d’apprentissage », Bildungsroman, dont les modèles viennent du monde germanique). On comprend que ce mot aux acceptions fort étendues regroupe tout ce qui est de l’ordre de l’acquis culturel, par opposition à l’inné génétique.

Le volume recueille, selon un plan thématique, des articles publiés dans des revues ou des ouvrages collectifs, entre 2013 et 2017. Les premiers portent sur des questions éducatives. De toute évidence, le système scolaire autrichien souffre des mêmes maux que son équivalent français (la remarque vaudrait d’ailleurs pour l’Occident tout entier) : abandon des « humanités » (i. e. de ce qui contribue à faire la différence entre un être humain et une brute), du grec, du latin, de la littérature et de la réflexion ; invasion des « nouvelles technologies » censées rendre les apprentissages ludiques, focalisation sur les compétences et les contenus purement utilitaires ; croyance (naïve) qu’il incombe au système éducatif de résoudre tous les problèmes de la société, non seulement ceux qui relèvent à proprement parler et traditionnellement de la sphère éducative, mais encore de combattre le racisme, l’obésité, la xénophobie, le chômage, les discriminations variées (contre les gros, les maigres, les grands, les petits, les chauves, …), les addictions, les inégalités diverses, … Tout cela, bien sûr, de façon agréable, sans notion d’effort, mais avec du plaisir, les meilleures intentions du monde et surtout des résultats plutôt mitigés, voire opposés au but initial.

« Tant qu’un changement substantiel de la société est confié à l’éducation, les sociétés ne se transformeront pas dans le sens attendu. À l’époque du numérique, où des tablettes sont utilisées durant les cours, les écoles ne font pas des enfants et des adolescents qui leur sont confiés des citoyens émancipés capables de résister aux tentations totalitaires des multinationales du Net, mais, au contraire, des agents de ces firmes » (p.77).

Pour le moment, la croyance quasi-religieuse selon laquelle le salut viendrait des outils numériques plutôt que des idées ou des méthodes éducatives classiques (en gros, face-à-face physique entre un professeur et des élèves, avec papier, stylo, tableau) a surtout conduit à enrichir les GAFA et l’arrivée massive des tablettes informatiques dans les établissements du secondaire crée plus de problèmes qu’elle n’en résout (pour apprendre à utiliser intelligemment – l’essentiel est dans cet adverbe – le réseau Internet en général et, en particulier, les résultats livrés par les moteurs de recherche, il faut disposer d’une expérience et d’une culture acquises ailleurs que sur la Toile). Globalement et sans vouloir paraître grincheux, l’humble expérience quotidienne montre que nous n’évoluons pas vers une société où les gens seraient de plus en plus éduqués, cultivés, intelligents (si tel était le cas, les émissions de télé-réalité disparaîtraient faute de public). En France (et visiblement aussi en Autriche), cela fait une bonne cinquantaine d’années que les réformes éducatives les plus abstruses se succèdent sans trêve et, proclament leurs partisans, si les résultats ne sont pas, même de loin, au rendez-vous, c’est parce qu’on n’a pas encore été assez loin dans les réformes ; une attitude qui fait penser au sort du catholicisme (mais la remarque vaudrait peut-être également pour le judaïsme « libéral ») : depuis les réformes des années 1960 (déjà promulguées pour enrayer une baisse de la pratique), les églises se sont vidées et les rares pratiquants qui demeurent sont plutôt âgés, voire très âgés. On pourrait croire que les hiérarques auraient adopté la recommandation de bon sens du candidat Trump : « When you’re digging yourself deeper and deeper into a hole, stop digging ». Mais non : c’est parce que nous n’avons pas encore assez creusé, pas assez réformé, répondent les thuriféraires des réformes, parce que nous n’avons pas encore suffisamment saccagé ce qui contribuait à créer un sentiment de continuité à travers les siècles ; alors que les piteux résultats obtenus plaideraient plutôt pour un vaste mouvement de retour en arrière, afin de sauver ce qui peut encore l’être (noter en passant qu’en dehors de rares exceptions aussi médiatisées que marginales, l’islam refuse tout processus d’aggiornamento et que, s’il utilise les technologies modernes pour capter de nouveaux adeptes, l’instruction coranique, prohibant la musique, les images, les selfies et de manière générale le « spectacle », s’établissant au contraire sur l’apprentissage par cœur et la répétition infinie d’un texte sacré ardu, qu’il n’est pas question – contrairement au Talmud dans les yeshivot – de discuter, tourne ensuite le dos, aussi complètement que possible, aux gadgets éducatifs de la modernité occidentale).

Konrad Paul Liessmann aborde d’autres questions relatives à la culture, au sens large, aux frontières et à leur nécessité (on pense à Éloge des frontières de Régis Debray, 2010), à l’écologie (une méditation fascinante sur les emballages et des déchets qui témoignent également, à leur humble mais encombrante manière, d’une crise de la transmission) ou aux selfies. La clef (au sens musical) du recueil est donnée dans le dernier article, plaidoyer pour un retour à l’héritage de l’Aufklärung allemande (laquelle ne recouvre pas tout à fait la même chose que les Lumières françaises). Nous avons tourné le dos au programme émancipateur de l’Aufklärung et, selon Konrad Paul Liessmann, une partie de nos maux vient de là.

« Le sens que Kant a donné aux Lumières semble être resté incontournable jusqu’à nos jours, et celui qui déclare les anciennes Lumières obsolètes pour en exiger de nouvelles devrait être capable d’indiquer sur quels points notre temps a dépassé Kant ou est resté loin derrière lui » (p.212).

On pourrait observer que si nous nous sommes détournés de l’Aufklärung c’est parce qu’à l’instar du marxisme, cette pensée n’a pas tenu ses belles promesses et n’a pas interdit à l’horreur la plus absolue de se produire, précisément dans les contrées qui l’ont vue naître. Un philosophe comme George Steiner n’a cessé de défendre en trois langues et sur deux continents les mêmes conceptions culturelles et éducatives que Konrad Paul Liessmann, mais sans perdre de vue – il fit même de ce paradoxe le foyer de sa réflexion – que cette culture humaniste, académique, n’a pas empêché la Shoah, mais l’a peut-être obscurément favorisée. Au cœur des milliers de lignes de programme qui assurent le bon fonctionnement d’un ordinateur, il est possible d’en ajouter une – et une seule – qui le détruira. On peut certes tenir pour négligeable l’expression « euthanasie du judaïsme » qu’emploie Kant dans Le Conflit des facultés ; on peut ignorer les passages haineusement antisémites (qui avaient pourtant choqué ses contemporains) du dernier Voltaire ; il est cependant permis de se demander s’ils n’ont pas agi à la manière de virus informatiques, pervertissant l’ensemble du système. On connaît le célèbre mot d’ordre de Kant, « sapere aude » (« ose te servir de ton entendement »). Moins connu, son « ratio vincit, vetustas cessit » contient en germe le rejet de toute tradition et les crises à venir.

 

Gilles Banderier

 

Philosophe et essayiste autrichien, Konrad Paul Liessmann est professeur à l’université de Vienne.

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A propos du rédacteur

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).