La Grande épaule portugaise, Pierre Lafargue (par Philippe Chauché)
La Grande épaule portugaise, Pierre Lafargue, Editions Vagabonde, août 2020, 259 pages, 17,50 €
« Une rivière est là, car il en faut toujours une (p.28). Les ormes, les jolis peupliers aussi. Le vent ajoute à tout cela une animation bienvenue.
(p.28) Ce point de vue aurait mérité d’être développé ».
La Grande épaule portugaise est un roman qui ne ressemble qu’à lui-même, une aventure romanesque étourdissante, étonnante, foudroyante, un roman qui à l’image de l’océan, passe d’un calme rassurant à une fureur sidérante, et qui est littéralement foudroyé par ce qu’il raconte, ce qu’il suit à la lettre. Un roman placé sous l’influence d’astres, de fleuves et de dieux, d’écrivains fantasques réels ou imaginaires. Un roman placé sous les feux de notes de bas de page qui se bousculent et bousculent le roman – à faire trembler les universitaires lettrés qui en raffolent –, des romans s’y glissent, c’est un jeu, où se mêlent humeurs, reproches, mises au point, références les plus loufoques les unes que les autres, le tout dans un éclat de rire, jaune parfois, qui traverse toute l’histoire de ce roman échevelé.
L’étrange et flamboyante Marie-Alberte et sa chouette, qui souvent lui fausse compagnie, sillonne Ancy et adopte son château, jusqu’au bord du monde, comme le Quichotte sa Mancha, mais point de Sancho pour l’accompagner mais un chien, une puce et un homme reliés par la bouche. Elle multiplie écarts, éclats et découvertes, s’amuse à philosopher, à soliloquer, à blaguer, à bouder, à sauter sur ses réparties, à lisser ses remarques et à broder ses esquives. Il y a son père, « sorte de titan sorti de la terre pour borner les succès de sa malheureuse progéniture et qui passe son temps à relever les bords du monde au moyen de son épaule droite, grande comme le Portugal », qui veille, et son frère qui s’en agace. Les dés sont jetés, le roman peut s’élancer, s’envoler, planer, griffer, exploser, multiplier comme des pains et des poissons ses exploits d’explorateur romanesque.
La Grande épaule portugaise est un roman qui ne ressemble à aucun prix Goncourt, passé, présent, ou futur, sauf à soudoyer littérairement les membres du jury, en les obligeant à suivre le périple ondoyant de Marie-Alberte.
« Les jours passent dans une inconcevable tranquillité, jusqu’au moment où Marie se souvient d’Alberte et se lève d’un bond, en époussetant sa robe de lin blanc bordé par une reine (p.161).
(p.161) Les reines ont un nom, qui peut être Hortense. L’auteur serait aimable de le donner quand l’occasion se présente : personne ne songerait à lui faire une réputation de midinette, si c’est là ce qu’il craint. Une reine, c’est toujours intéressant ».
Mais d’où vient cette Grande épaule portugaise qui va, semble-t-il sauver le monde ? Mais qui est donc cette héroïne qui porte un « beau manteau de cuir rouge, façon sangs fouettés » et dont « les longs cheveux ont la couleur du secret » ? D’où vient, et où nous entraîne la fille Marie-Alberte ? Que cherche à prouver Pierre Lafargue, en multipliant les notes en bas de page de son roman ? S’agit-il d’ailleurs d’un roman ? Pierre Lafargue répond aux romans étriqués qui se mirent dans les glaciers qui n’ont pas encore fondu, en se croyant les plus beaux, par une symphonie d’histoires, qui s’accordent ou dissonent, qui se chantent, et se scandent, plus folles les unes que les autres, par une abondance de situations qui se télescopent, en ravivent d’autres, pour les oublier en en faisant naître une nouvelle, et tout cela dans une langue affinée, veloutée, une langue de garde, comme on le dit d’un grand vin. La Grande épaule portugaise est une machine imaginaire que rien ne peut arrêter, même pas le drame final qui terrasse notre héroïne.
« Après cinq jours de marche, on voit des arbres. Plus nombreux et plus majestueux à mesure que le relief varie et se découpe davantage. Ça baobabise à donf, quasi. Des oiseaux sont dessus, la tête dans leurs plumes. Certains sont imposants comme des autruches, mais jolis comme cette gentille bécasse de Natacha Rostova (p.251).
(p.251) “Natacha Rostova” : une sorte de lolita du folklore bulgare, nous dit-on. Inconnue au bataillon. Il aurait été plus simple d’écrire : “Jolis comme le soleil qui brille sur un marché provençal. Bonjour, chère calanque ! Bonjour, mon Lavandou !” ».
Marie-Alberte est une héroïne qui n’est « pas d’humeur à se laisser baratiner par ces hommes qui chantent faux ou qui, chantant bien, disent mal ! » et dont le roman est le territoire de ses visions, la carte de ses humeurs, et de ses envies – « Je vais frapper la terre du pied ! » – Elle marche avec sa traîne, son sac à secrets et sa chouette, elle ne manque pas d’air, et tous ceux qui la croisent en perdent l’équilibre. L’auteur se joue de mille équilibres littéraires, un pied dans l’Oulipo, un autre dans les contes fantastiques, un œil chez Lautréamont, l’autre chez Homère, un Homère contemporain – comme s’il pouvait en être autrement ? L’écrivain ne cesse d’inventer des mondes qui se chevauchent, comme son héroïne endiablée chevauche le monde, les mondes, qui se déplient et que son père replie méthodiquement. Ses mondes inventés s’emboîtent et nous enivrent par un style qui explose comme mille fusées colorées et musicales. Pierre Lafargue est un artificier de la langue, qui possède l’art de la pyrotechnie romanesque, qui enflamme les verbes et les phrases, fait exploser les récits, et ouvre mille champs littéraires, comme autant de miroirs, qui réfléchissent à deux fois avant de les refléter.
Philippe Chauché
Pierre Lafargue a notamment rendu hommage à Saint-Simon : Mélancolique hommage à Monsieur de Saint-Simon (William Blake & Co), Tombeau de Saint-Simon en la deuxième chapelle de la mélancolie (Verticales), et écrit de nombreux romans inclassables, indémodables, et réjouissants : Aventures ; La Fureur ; Le Jeu de la bague (Vagabondes).
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