La Géode & l’Eclipse, Jacques Sicard
La Géode & l’Eclipse, Editions Le Pli, avril 2017, 180 pages, 25 €
Ecrivain(s): Jacques Sicard
Dès le titre du livre de Jacques Sicard, La Géode & l’Eclipse, on se voit confiné à la tâche dont s’occupe l’auteur, c’est-à-dire à la fois à une vision cristalline, complexe, et sujette à des phénomènes de disparition, d’effacement, d’invisibilité. Car nous sommes aux prises avec un texte labyrinthique, qui offre ensemble la pensée et la connaissance, propose de disparaître pour se chercher, de se trouver pour se retrouver en zones connues, rebondir encore, de la chose sue à l’étrangeté de notions gazeuses, éthérées.
D’ailleurs, ce livre se présente comme une dissertation écrite – mais qui a la puissance de l’énoncé oral – avec un style varié, proche de ce que la didactique appelle le varia. Mais comme nous le disions précédemment, on est à la fois porté à explorer des territoires nouveaux en équilibre intellectuel sur des choses apprises, déjà repérées et d’autres dissimulées ou nouvelles, qui confèrent au lecteur, au lecteur devenu actif et qui cherche lui aussi, un goût pour une écriture dense et un peu rebelle. Nous sommes témoins d’un feuilletage, obligés de nous arc-bouter sur les ligatures qu’offre le texte. Peut-être pourrions-nous évoquer cette impression de lecture en faisant appel à ce que Roland Barthes appelait le Baroque, et plus précisément la petite perle irrégulière qui propose une saisie partielle de la totalité. Donc, un chemin vers l’intrigue, l’étonnement.
Il faut faire appel en soi comme liseur à des idées sans cesse connexes, pour se prêter au jeu de cette littérature de la connexion, qui œuvre dans une sérendipité assumée, et qui fait que le phénomène de lecture s’arrête ici ou là sur des choses manifestes, pour glisser vers d’autres nouvelles et inexplorées.
L’œil est une géode qui s’emplit de couleur musculaire lorsque l’on en crève l’iris et que l’effraction qu’est en soit la lumière du jour ne pénètre plus. La mémoire des millions d’images intérieures qui sur sa coupole furent projetées après capture de leurs modèles extérieurs en constitue les fibres animées. Des figures disparues, comme dans une composition de Rothko, ne sont perçues que les variations de la pression sanguine intracrânienne d’un monstre, tantôt saut de chat de la danse classique, tantôt abîme qui hurle sans son et bée en cramoisi.
On pourrait ajouter qu’il s’agit ici d’une lecture rhizomatique, qui fonctionne par points d’appui et pertes de contrôle, par petites touches construites, par éclats, comme parfois sous une contrainte, impressions qui agissent sur le sens général de la conception de ce qui est écrit. D’ailleurs, un chapitre du livre est consacré à Gilles Deleuze – puisque nous évoquons le rhizome –, ce à quoi Jacques Sicard prête sa plume avec cette très belle expression de « Berger de l’Être », qui laisse entrevoir une ambiance conceptuelle de grande tenue.
Nous disions Deleuze et nous avions bel et bien son livre sur le cinéma en tête. Ainsi, La Géode & l’Eclipse fonctionne par coalescence, comme il en est question dans le jeu des miroirs du film, l’Identification d’une femme d’Antonioni, par exemple. Ici livre formé par réseaux de sens, absorption d’une idée par une autre, pour offrir une vision variée et toujours en devenir – lecture en progrès, in progress.
Pour conclure, nous dirons que ce livre est un « prétexte », un pré-texte à communiquer – notamment sur le cinéma – à l’instar de la pensée qui fonctionne, pour finir, comme une allusion, à la manière de contacts synaptiques confus et divers. Et pour juger sur l’exemple, nous citerons in extenso les lignes consacrées à Kiyoshi Kurosawa.
Vers l’autre rive – C’est si facile de mourir, que nous ne nous apercevons pas. Ne pas s’en apercevoir, fait que mourir dure longtemps. En apparence, rien ne change, la vie reste courante, l’avenir a ses airs primesautiers de devenirs – à l’exception de menus détails. Le rayon du soleil est moins chargé de poussières, le geste simple paraît le temps d’un clignement décomposé, il lui manque un vingt-quatrième de mouvement. Ou bien l’outre-tombale couleur orange d’un vêtement. Et puis, à l’improviste, il n’y a plus rien. Non, il y a encore quelque chose. De l’ordre de l’évaporation. Suspens, brume qui demeure, où nous pouvons relever une trace de reconnaissance, croire entendre le son d’une voix. La paix n’est pas le nom qu’on pourrait donner à un tel flottement – le paisible, oui. Tout, là, qui n’est plus rien et qui continue, est paisible. Nul ne saurait en complexifier, subvertir, nuancer, approfondir l’acception, elle si nue, d’une nudité infiniment élastique que, comme au coin d’un feu en hiver, s’en tricote l’épouvante. L’épouvante du paisible.
Didier Ayres
- Vu : 3027