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La Garçonnière, Mylène Bouchard (par Delphine Crahay)

Ecrit par Delphine Crahay 30.11.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman

La Garçonnière, Mylène Bouchard, éditions La Peuplade, octobre 2020, 232 pages, 19 €

La Garçonnière, Mylène Bouchard (par Delphine Crahay)


« Mais il n’y a dans le monde que des choses gâchées, au milieu d’une magnificence impossible à saisir », écrit André Dhôtel dans Les Rues dans l’aurore. L’amour impossible que raconte Mylène Bouchard dans ce beau roman en est une – de chose gâchée, de magnificence insaisissable.

Mara et Hubert se rencontrent à Montréal. C’est un coup de foudre, d’un genre particulier : un instant qui révèle et engendre une évidence, une reconnaissance, une nécessité, et qui se situe sur un autre plan que l’amour ou l’amitié entendus dans un sens commun et restreint. Pendant de longues années de fraternité amoureuse, ils vivront côte à côte, complices et intimement liés, d’abord par l’esprit et le cœur, puis par le corps, mais jamais ensemble, chacun restant comme à la lisière de l’amour : entre eux, rien ne s’ouvre qui ne se referme ensuite, et les grands rendez-vous sont manqués. De séparations en retrouvailles, jusqu’à la dernière rupture, leur vie passe – et l’amour, avorté, ne passe pas.

Si cet amour est impossible, ce n’est pas pour les raisons habituelles – familles ennemies, milieux sociaux différents, éloignement géographique… – mais pour des motifs qui, sans être pleinement élucidés – Mylène Bouchard évite l’analyse, psychologique ou sociologique – rappellent, dans ce que le lecteur peut en saisir, certaines réflexions contemporaines sur l’amour : une incapacité, un refus, chez Mara, de choisir et d’inclure – au sens fort : cloredans – Hubert, c’est-à-dire de renoncer et d’exclure les autres hommes, les autres possibles. Chez Hubert, des maladresses, des débordements épistolaires, des lubies. Peut-être aussi que cette « incomplétude bête » était « fatidique parce que ».

Tout au long du roman, Mylène Bouchard interroge les complexités, les paradoxes et les fluctuances de cet amour-là – de toutes les amours – ; les frontières poreuses et floues entre l’amour et l’amitié, et les définitions tout aussi vagues de l’un et de l’autre. Elle le fait à travers les points de vue de trois narrateurs : tantôt Mara, tantôt Hubert, tantôt un narrateur extérieur, et l’ensemble, empreint de nuance et de finesse, reste sans réponse ni conclusion – sans doute parce qu’il n’y en a pas. Je ne sais s’il s’agit là d’une manière originale de dire l’amour – peut-être le sont-elles toutes, ou aucune – mais c’est une façon qui sonne juste, qui emporte, émeut et passionne autant qu’elle questionne et donne à penser.

La structure du roman, quant à elle, est singulière sans conteste : entre le prologue et l’épilogue, deux parties inégales divisées en chapitres : neuf pour la première, trois pour la seconde – peut-être parce qu’alors les jeux sont faits. Chaque section porte un titre, tantôt long, tantôt court : quelques mots qui en contiennent la substance et créent des effets d’échos.

Cette manière d’investir et d’informer l’espace du livre manifeste l’importance que la géographie, le territoire et les trajectoires prennent dans ce roman : le prologue s’ouvre sur les mots « Abitibi, Lac Saint-Jean », et il y est question de l’ancrage des protagonistes dans une terre natale qu’ils n’auront de cesse de quitter et de retrouver, tant elle est profondément inscrite en eux. S’ensuit la longue liste de tous les toponymes situés sur le 48e parallèle Nord, comme l’Abitibi et le lac Saint-Jean. Puis un projet chimérique conçu par Mara et Hubert : un chemin de fer qui relierait leurs régions, pour qu’ils puissent se rejoindre – chemin que leurs vies traceront un temps avant de le laisser s’effacer, non avec du fer, mais avec des mots, des rêves et des œuvres d’art… et de l’amour. Il faut aussi mentionner certain lieu d’effervescence et de liberté, en voie de disparition ces derniers temps : le café, que ce soit à Montréal ou à Prague, et surtout la garçonnière, qui donne son titre au roman, comme un lieu qui matérialise à la fois l’acmé et l’impossibilité de leur amour, son inaccomplissement : une petite cellule cubique en bord de mer, à Maameltein, près de Beyrouth, où les amants passent quelques jours d’amour fou, comme si cet amour – l’amour ? – ne pouvait se vivre que dans un lieu qui tient de la cabane, un lieu, et un temps, clos et hors le monde.

Cette structure, qui touche à la recherche plastique, installe des rythmes changeants, par une alternance entre des paragraphes denses et de listes plus ou moins brèves de notations concises et isolées du corps du texte ; entre des pages remplies et d’autres presque vides, qui figurent d’une part la densité de la relation entre Mara et Hubert, et d’autre part les non-dits et les silences, les espaces et les béances entre eux, et peut-être les pages de leur histoire qu’ils auraient pu ou dû écrire, mais qui sont restées vierges. Le rythme varie aussi au gré de la longueur des phrases, tantôt très courtes, tantôt plus longues – jamais très – avec des moments de saturation et de vertige, comme la liste des toponymes dont je parlais plus haut, ou celle, qui s’étend sur deux pages et demie de jamais, qui vous fiche une vague nausée.

C’est un roman plein tristesse et de force et d’ardeur : cela tient à l’histoire mais aussi à l’écriture de Mylène Bouchard. Sa sobriété, où l’on sent un travail d’épure, donne une ampleur – retenue, une puissance – contenue, aux mots des narrateurs, en particulier dans l’expression des sentiments et des émotions, plus intenses et poignants de n’être pas emphatiques. Son style, par moments presque télégraphique, a quelque chose de brut, de péremptoire : ce qui est et ce qui a eu lieu est énoncé tel quel, sans détour ni atour. Certaines notations, pointillistes, sont comme des métonymies inversées : ces mots et fragments de phrases, isolés en liste, ont une grande puissance évocatoire et portent en eux, replié dans leurs syllabes, aussi bien tout ce qui a été que ce qui n’a pas été et ne sera jamais et qui suggère que « Les amours impossibles existent pour enseigner l’amour. Pour bien aimer, il faut parfois apprendre comment ne pas aimer ».


Delphine Crahay


Mylène Bouchard, née en 1978, est écrivaine et éditrice québécoise, cofondatrice des éditions La Peuplade.


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A propos du rédacteur

Delphine Crahay

 

Lectrice fervente et vorace. Etudiante en lettres – on l’est ad vitam –, enseignante dans un passé révolu, brièvement libraire, bientôt stagiaire dans une maison d’édition. Tient un blog nommé Analectes et brimborions, où l’on trouve des chroniques littéraires et linguistiques, des billets d’humeur, des textes aimés, quelques gribouillages.