La France contre les robots, Georges Bernanos
La France contre les robots, avril 2015, 247 pages, 18 €
Ecrivain(s): Georges Bernanos Edition: Le Castor Astral
Une phrase, croisée au détour d’un recueil de citations, suffit parfois à donner envie de lire l’œuvre dont elle est extraite : On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. De cette phrase percutante, d’une actualité troublante, on apprend qu’elle est signée Georges Bernanos (1888-1948) et qu’elle est extraite d’un essai intitulé La France contre les Robots (1947). A ceci près que ce texte écrit en 1945 n’était plus disponible couramment ; grâces soient donc rendues au Castor Astral pour cette réédition bienvenue, des particularités de laquelle il sera question plus loin, dû aux textes inédits qu’elle contient.
Dès les premières pages, Bernanos, qui écrit alors que la victoire alliée se dessine de plus en plus nettement, met en garde : la Révolution doit se faire, peu importe les conséquences, car « si nous pensions que ce système est capable de se réformer, qu’il peut rompre de lui-même le cours de sa fatale évolution vers la Dictature – la Dictature de l’argent, de la race, de la classe ou de la Nation – nous nous refuserions certainement à courir le risque d’une explosion capable de détruire des choses précieuses qui ne se reconstruiront qu’avec beaucoup de temps, de persévérance, de désintéressement et d’amour ».
A ceci près que le système avait déjà posé ses balises en 1945 – et que dire d’aujourd’hui ? La technique l’a emporté, or « un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté », et c’est ici qu’intervient la grande crainte de Bernanos : l’émergence d’un homme soumis à la « Dictature » de la « Technique », éloigné de toute « Liberté » – l’homme contemporain, aurait-on envie de répondre par-delà la tombe. Cette technique est fille d’un « déterminisme économique », et Bernanos voit en lui, le capitalisme donc (dont il voit la Russie de l’époque comme une simple variante), le creuset de tous les maux de la société moderne, la cause tant des crises économiques que des guerres, tant il éloigne de l’idée même d’âme – il est difficile de réfuter cet argument.
Mais qu’est-ce que la technique emprisonnante honnie par Bernanos ? C’est celle qui fait que « le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain ». C’est qu’en 1945, après avoir assisté, même de loin (il était au Brésil, en exil volontaire depuis 1938, mais fréquentait ardemment les milieux gaullistes), aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, après avoir assisté de près à celles de la guerre d’Espagne et de la Grande Guerre, Bernanos voit l’homme désormais avili par la « Machine ». La guerre, par exemple, n’est plus affaire d’hommes l’ayant faite leur métier, avec ce que cela suppose d’horrible dans leur caractère, mais d’hommes capables de rentrer le soir chez eux après avoir piloté un bombardier et tué des milliers de personnes, et d’embrasser femme et enfants (« la dilacération de plusieurs milliers d’innocents soit une besogne dont un gentleman peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni même son imagination »). Par la Machine, l’homme perd toute moralité – jugement excessif ? Comparons, toutes proportions gardées : combien sommes-nous à avoir téléchargé illégalement des œuvres sur et à l’aide de notre ordinateur (une « Machine ») alors qu’il ne nous traverserait pas même l’esprit de voler un livre, un dvd ou un disque dans un magasin ?
Ce qui pourrait sauver l’homme, c’est le retour à une « tradition française de la Liberté », dont Bernanos établit qu’elle remonte à bien avant 1789, l’existence des Parlements avec lesquels le roi devait composer à l’appui. Ce qui ne signifie pas qu’il renie 1789, au contraire : « La France qu’on aime, c’est toujours la France de 1789, la France des idées nouvelles. Auprès de cette France-là, comme celle du XIXe siècle paraît triste ! » Et ne parlons pas de celle d’après… Peut-être son état est-il dû à la domination des « imbéciles », ceux à qui Bernanos s’adresse avec virulence, pris d’une haine saine contre les intellectuels : L’intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu’à ce qu’il nous ait prouvé le contraire. A ce moment de sa réflexion, il rejoint Julien Benda et sa célèbre Trahison des Clercs, peut-être parce que les deux hommes voient la même civilisation se lever (ou s’effondrer…) sous leurs yeux, la nôtre : « Dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la Civilisation des Machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action. La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute ».
Cette réédition au Castor Astral est enrichie d’un appareil critique aussi bien fourni qu’éclairant : au texte publié par Bernanos ont été ajoutées des Conférences et interviews au Brésil, des Lettres inéditeset des Notes et variantes. Ces dernières intéresseront surtout les exégètes. Les deux séries de textes, inédits en France, sont par contre passionnants : dans ses conférences et interviews, ainsi que dans sa correspondance, Bernanos construit peu à peu sa pensée, déjà à l’œuvre dans Les Grands Cimetières sous la Lune, elle qui va se cristalliser dans La France contre les Robots. En particulier, on peut remarquer que Bernanos a ôté du texte publié toute référence appuyée à la pensée chrétienne, bien qu’il dise à l’occasion parler « le langage de la vieille chrétienté » et évoque quelques fois la lutte des Machines contre « la vie intérieure » ; cette composante de sa pensée est bien plus présente dans les inédits, comme s’il avait voulu rendre le texte publié, cet avertissement face à la modernité à l’œuvre, accessible à tout le monde et pertinent pour chacun. Il l’est, même plus d’un demi-siècle après sa rédaction ; on peut s’en réjouir pour le plaisir de la férocité partagée, et s’en affliger pour l’état du monde moderne. Dans tous les cas, la lecture de La France contre les Robots ne peut que servir de poil à gratter intellectuel, ne fût-ce qu’en fonction de ce paragraphe rempli d’espoir : Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des Machines. La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique, a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c’est-à-dire pleinement responsables de leurs actes : la France refuse d’entrer dans le Paradis des Robots.
Il n’est jamais trop tard pour bien faire, d’autant que Bernanos avertit dans l’interview donnée au Diario de Belo Horizonte en juin 1944 : La jeunesse du monde n’a le choix qu’entre solutions extrêmes : l’abdication ou la révolution.
Didier Smal
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