La Forge #1 octobre 2023, La forge #3 juin 2024, Revue de poésie (par Didier Ayres)
La Forge #1 octobre 2023, La forge #3 juin 2024, Revue de poésie, éditions de Corlevour, 22 €
Revue buissonnante
1
Je chronique peu les revues, néanmoins j’en connais le labeur et le besoin de diversité – dirigeant moi-même une revue papier. Ici, je suis en terrain connu avec les numéros 1 et 3 de la revue de poésie La Forge. D’ailleurs, dès les premiers mots de l’éditorial de Réginald Gaillard de la première livraison de ce périodique, l’on voit se dessiner un propos : faire de la poésie une affaire d’inclusion et de correspondance des affects et des styles littéraires ; « Encore faut-il, quand même l’intention serait juste et louable, que cela sonne juste. Là est la seule limite qui tienne », nous dit-il.
Tout d’abord, le propos des revuistes opte pour une poésie qui ne soit ni marchandage ni textes circulant dans l’entre-soi, constituant ainsi une démarche existentielle (lieu que le poème occupe par nature), c’est-à-dire une participation à la qualité symbolique de l’être humain, donc une littérature intègre et pertinente. Là, des textes en prose, des poèmes courts, des quatrains, ailleurs, des formes brèves ou plus appesanties, des critiques littéraires, des fragments de journaux intimes, ou encore des traductions, le tout accompagné d’encres de Julien Spianti et de Francis Debax.
Le lecteur parcourt un chemin vagabond, je le disais en titre, une route buissonnante, sorte de vol de l’abeille qui, revenant à la ruche, danse pour marquer où se trouvent les bons pollens – ce qui ferait une métaphore adéquate pour parler du miel, de ce qui se recueille en termes de poésie contemporaine parmi la production de toutes ces effloraisons. La Forge prend le parti d’une poésie cultivée, poésie de l’état originel de tout vrai texte littéraire, ce qui exprime un surplomb, une sorte de tour de contrôle au-dessus des forces métaphysiques du travail des poètes.
DANS LES ZONES D’EXCLUSION
Des frênes sur des conifères et des bouleaux, sur des fourrés de baies. Qui ressemblent à la neige et à ses synonymes. Des champs argentés de millet.
Un silence approchant les abeilles de l’invisible ou l’arôme de la menthe.
On n’a pas besoin d’aller plus loin qu’un torchon blanc accroché à une porte ouverte.
Carolyn Forché
Entrons un peu dans les détails – détails qui ne seront pas du tout exhaustifs, mais formant des points d’appui afin de découvrir la richesse des 270 pages de chacun des numéros 1 et 3.
L’on trouve çà et là chez Olivier Barbarant par exemple, au sein de ses textes qui avancent par strophes, une esthétique de l’offrande propre au don, accueil, sorte de philosophie concrète comme la définit Gabriel Marcel. Une expression figurée, qui n’hésite pas à marcher l’allant d’une forme moderne de sacré. Ou ailleurs au sein de la revue, on peut lire et deviner les influences orientales des formes courtes d’Emmanuel Laugier (peut-être tankas raccourcis(?), sorte de postimpressionnisme poétique utilisant peut-être le Cut-up, qui en tout cas fabrique de la poésie avec une simplicité non feinte, et un goût pour la réflexion et le mouvement.
200
la poésie est force en ceci
que ses mots parlent de choses
qui n’existent pas
sans ses mots
[…]
Emmanuel Laugier
Belles fictions chez Tom Buron, questionnant ce qu’est une œuvre d’art, et peut-être le poème comme œuvre d’art (?), œuvre faite d’intelligence et de mystère, sentiments personnels du poète lesquels interrogent davantage qu’ils n’expliquent en termes de psychologie ; poésie d’arcanes, de gouffres, de puits de recherche spirituelle, sorte d’eau de la fontaine samaritaine.
Et au moment où nous nous trouvons fidèles
à l’expérience nous ne le sommes déjà plus.
L’échine à la plainte aboie le reflet au
dépistage du calme et l’ennui subit
la gaieté jusqu’au malaise.
Tom Buron
Difficulté et intérêt de ce vagabondage dans les pages de la revue, de passer d’un poète à l’autre, de poèmes qui procurent un léger sentiment d’ivresse (et il s’agit pour le tout de plus 540 pages !), ne lassant pas, n’épuisant pas, ne s’épuisant pas non plus, demeurant vivants, plastiques, travail de la serre où croissent autant d’orchidées, de roses que de résédas. C’est une sorte de prise d’armes, qui convoque des poésies nominatives, donc des expressions authentiques et fines.
une nuit abritant toutes les nuits
errance sans relâche
d’où semblent monter
à chaque faille
son lot de rêves informes
la pesanteur des volumes
ses fébriles questionnements
auxquels les rochers ne peuvent pas répondre
Blandine Bescond
Multiples langages, multiplicité des voix, sonnant comme des pièces orchestrales, ou parfois de musique de chambre, fenêtre sur le poète qui, seul, reste maître de son style, et qui par son style donc partage avec le liseur une part inconnue ou confuse en chacun, se rapportant à ce qu’il y a de plus profond dans le sentiment de la beauté par exemple, dans celui de la mort, dans ce qui relève de l’ontologie. Et cet assemblage fonde La Forge.
Le poème a pour mission principale de s’affranchir de la contingence, d’un temps, peut-être à la fois sujet au temporel ou à l’éternel, au profane comme au religieux – de se délivrer de l’époque, de la mode du moment dont il faut se prémunir. Le poème est fleur saxifrage, allant de signes en signes, interlocuteur de lui-même. Voilà peut-être ce qui se déduit des pages de Christian Viguié D’où vient le poème ? à la fin du premier numéro de La Forge.
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Oui, il s’agit de « buissonnage », de hanter le poème, de le digérer, de le brouter comme une vache qui finit toujours par ruminer. Aller de ci de là, creuser, approfondir tel ou tel texte. Gaëlle Fonlupt le dit très bien dans son éditorial du numéro 3 :
Mon lieu est de pauvreté et d’abandon. Dans le noir, se mettre à nu pour verser les métaux dans le creuset. Oublie tout de ce que tu as appris des sens et des images qu’on a posés sur tes épaules depuis l’enfance. Le cheval n’est plus cheval, la lune n’est pas d’argent, la fleur n’a plus de pétales. Dans la forge certains méditent, d’autres dansent autour du fourneau, d’autres encore se cognent la tête.
Est-ce une utopie du poème que de pouvoir se considérer comme agissant, comme chose essentielle, miroir de la vie, cherchant le flux vital, de rechercher en lui notre propre étantité de lectrice et de lecteur, envisagés comme êtres existentiels ?
Possiblement la poésie n’est-elle que l’éclat (celui si cher à Jean-Marie Pontévia), éclat, qui dans la langue du critique d’art, devient le vrai secret de la peinture. Je crois que l’on peut étendre cette conception à la poésie. L’on sent parfois briller telle ou telle strophe, où l’on devine cachée une blessure, ou encore nous sommes saturés soudainement par le vers fou, le vers brillant en soi comme si toujours l’on avait attendu cette acmé, moment de grande intensité dont on ignore la source. L’on sait simplement que l’éclat est là, de façon indiscrète, mais qui s’impose comme une parole exhaussée.
Je pesais les cendres,
les actions,
les villes qui scintillaient comme rubis,
sur les échelles données,
calibrées
en unités de peur et de surprise.
Jane Hirshfield
Et pour l’avantage de La Forge, la revue rend possible une topographie, une cartographie du poème au sein de son époque malgré tout, car demeurant absolument moderne, cherchant le froid comme le chaud, l’éclat comme la parole significative, le récit comme l’air, le récitatif, l’aria da capo, où la technique n’apparaît pas comme pesante.
il y a du Satie un peu
par-dessus les ombres et les lumières douces
quelque chose comme
(mes bras ballants) un flottement
[…]
à la station-service déserte
je communie
avec l’univers
et les lampadaires
Jean-Christophe Bellevaux
Et puisque je dois achever ces quelques lignes, je dirais que la force de ce bulletin, à chaque numéro, consiste à la mise sur pied d’une ambiance, d’un gaz, d’un éther, d’une sorte de vulcanisme, de pierres en fusion qui viendront recouvrir pour toujours des formes pétrifiées, arrêtant la beauté et la rendant nôtre ; une sorte d’objet de métallurgie, un fin bijou sortant des mains du joailler, ou encore fabrication d’un alcool inconnu. Sinon, le travail du vitrail là où la lumière est enfermée et chatoie.
Didier Ayres
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