La Folie Elisa, Gwenaëlle Aubry (par Mona)
La Folie Elisa, août 2018, 141 pages, 15 €
Ecrivain(s): Gwenaëlle Aubry Edition: Mercure de France
La folie est au cœur du dernier roman de Gwenaëlle Aubry, comme son titre l’indique, La Folie Elisa, Elisa, anagramme d’asile. Le récit est construit sur la dialectique « dedans », titre des trois premières pages en ouverture et « dehors », titre des trois pages finales avec en exergue l’appel poétique de Rainer Maria Rilke à quitter la maison.
On entre dans la maison de L et dans son crâne comme dans un moulin, et quatre « runaway girls », « filles de la fuite et de la perte » y trouvent asile au double sens du terme : abri et maison de folles (« Mes petites folles, je vous héberge et vous protège »). Chacune porte en elle un naufrage personnel et cherche son salut : Emy, la chanteuse, devenue cinglée après le Bataclan ne peut plus remonter sur scène ; Sarah, la danseuse, victime d’une kamikaze palestinienne, échoue à se reconstruire à Berlin et chute à nouveau ; Ariane, la comédienne, ne peut plus jouer la comédie après le départ d’une gamine en Syrie ; et Irini, la sculptrice, porte en elle la folie de sa mère (prénommée paradoxalement Sophia, la sagesse). Elles larguent toutes les amarres à l’instar de la folie d’un monde qui court à sa perte comme le soulignent trois courts chapitres « camera obscura » insérés dans le récit et composés de gros titres et dépêches d’agences sur la crise des migrants ou la montée de l’extrême-droite en Europe.
Mais les chambres obscures du roman, clin d’œil critique sur l’état du monde contemporain, renvoient avant tout à l’obscur que l’on porte en soi, nos pulsions morbides secrètes. Les prénoms des quatre folles sont empruntés au monde antique (Irini pour les furieuses Erinyes grecques mais aussi la paix en grec, Ariane pour le fil qui permet d’échapper au monstre, Sarah la matriarche biblique) comme au temps moderne (Emy, la rockeuse évoque la chanteuse Amy Winehouse, morte d’une overdose à 27 ans)pour nous rappeler que la morbidité infernale a traversé la nuit des temps. Dès le premier chapitre, le lecteur plonge dans le monologue intérieur chaotique de la chanteuse aux mots sans syntaxe, flux de conscience désarticulé d’un moi fragmenté. La folie dans le roman renvoie au destin tragique (« Pourquoi chez moi ? » questionne L), malédiction ancestrale jetée comme anathème aux vivants (« Tu es folle, combien de fois me l’ont-ils dit depuis, et j’entendais en écho folle toi aussi, fille de la folle… »). La folie, c’est aussi la marque de l’humanité (« Nous portons tous une maison effondrée ») et pourtant d’emblée, le roman frappe par sa construction ordonnée et rigoureuse : trois chapitres consacrés de manière symétrique à quatre personnages encadrés par trois chapitres en italiques pour la narratrice L ponctués de trois « camera obscura » et du leitmotiv « get in »/« get out ».
L’ambivalence entre le fond et la forme se trouve au cœur du roman : vivre, pour les quatre folles, c’est osciller entre dehors et dedans comme entre Eros et Thanatos. Ces grandes amoureuses connaissent la joie du dedans : la pénétration sexuelle (se faire « rentrer dedans ») bien à l’abri dans une chambre close, leur citadelle. Elles connaissent la menace du dehors : une béance qui fissure l’être, un espace au bord du vide, la non-délimitation de soi (« je ne sais plus qui je suis, je ne veux pas savoir qui je suis »), la frontière poreuse entre le dedans et le dehors, fusion mortifère, marque de la psychose. La béance se trouve aussi dans le L de la narratrice, un rectangle auquel il manque la moitié, L/elle, moitié de Gwenaëlle, le prénom de l’auteur.
Le roman se joue aussi de l’ambivalence des murs et frontières : Europe barricadée, murs qui divisent palestiniens et israéliens en ennemis irréductibles (les check-points que Sarah a voulu fuir), appel à faire tomber les barrières pour aimer comme les grandes amoureuses mais aussi barrières de sécurité, murs que l’on doit maçonner à l’intérieur de soi pour colmater les fissures intimes, murs effondrés qui menacent l’intégrité de l’être.
Folle ambivalence de l’amour aussi : éloge de l’amour, joie triomphale, miracle de la rencontre chanté avec lyrisme par Emy à ses amants (« chant radieux, de gloire et de jubilation… Je louerai les merveilleux amants… »), mais aussi monstruosité du désir déréglé, violence du lien érotique dans les jeux sadomasochistes de Sarah et Jan. Tomber amoureuse, à la fois rencontre orgastique avecl’infini en nous et chute libre.
Dans ce récit ponctué de chutes et d’envolées, les oxymores (« passion glacée », « si pleine de vide », « explosante-fixe ») nous rappellent que les quatre folles sont condamnées à osciller entre gouffres et sommets par un destin qui tantôt les porte haut tantôt les jette bas. Accros aux hallucinogènes et à la jouissance sexuelle, elles rêvent d’être « reines des neiges » ou « reines des nuages », et l’on sent chez l’auteure, spécialiste de Plotin, une fascination mystique pour l’extase au sens de sortie de soi. Pas de négation du corps cependant comme le montre l’allusion à l’apôtre de la sensualité, Walt Whitman, I Sing the Body Electric, et tentative d’ancrer son roman dans la chair par de nombreuses descriptions crues absentes de ses autres romans.
Du « dedans » au « grand dehors » à la fin du roman, les folles du logis deviennent les folles délogées, survivantes de la grande détresse comme les migrants sauvés des eaux. Miracle, la mer s’écarte pour les laisser passer : fini l’enfermement dans la Folie Elisa mais construction d’un nouvel asile, l’hacienda, où Emy, Irini, Sarah, Ariane pourront à nouveau chanter, sculpter, danser et jouer, affirmer la vie. L’art nourrit de sa substance et permet de se sentir vivant, plus besoin de drogue, d’alcool ou de mobile pour prendre son essor.
Le « Je vous ouvre » de L au début du récit prend alors toute sa signification : L comme Littérature, littérature comme lieu de l’ambivalence même. La littérature ouvre des espaces et des perspectives infinis comme le sens si ouvert et énigmatique du graffiti qui laisse une trace sur la route de chacune des quatre folles.
Le « Je vous ouvre », c’est aussi l’invitation à s’ouvrir à la folie comme possibilité de l’existence humaine et non à la rejeter comme aberration incompréhensible (« Tu vas me croire folle mais peu importe nous n’en sommes plus là : je sais voler »).
Ainsi le roman, en dessinant les contours de la folie, lui a donné une limite. Face à la menace de l’anéantissement, l’art qui permet de jouer avec l’obscur en soi et nécessite rigueur et construction permet à l’homme de tenir debout.
Et l’on désire enfin, comme Emy, la chanteuse « devenue voix », « changer toute la boue en or ».
Mona
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