La Fin de l’amour, Enquête sur un désarroi contemporain, Eva Illouz (par Didier Smal)
La Fin de l’amour, Enquête sur un désarroi contemporain, Eva Illouz, septembre 2021, trad. anglais, Sophie Renaut, 544 pages, 11,80 €
Edition: Points
Durant des siècles, l’art n’a cessé de célébrer l’amour, sa naissance, ses tourments, ses joies, voire son éternité. D’innombrables œuvres incitent ainsi à croire en l’amour, à désirer le vivre et, surtout, le partager, comme faisant partie de notre humaine condition. À ceci près qu’elles semblent quelque peu déplacées à l’époque moderne, voire en totale et douloureuse contradiction avec elle : quiconque, et peut-être est-ce le cas d’Emma Bovary en premier, confronte ses rêves à la réalité sentimentale moderne essuie une déconvenue cuisante, douloureuse – et déjà en 1956, Erich Fromm, un psychanalyste, constatait que L’Art d’aimer semblait en contradiction avec la modernité.
Aujourd’hui, c’est une sociologue, qui « mène depuis plusieurs années [une enquête] sur la vie émotionnelle et le capitalisme », qui dresse le même constat : celui d’une société ultralibérale où le « désamour », qu’il s’agisse de la fin d’une relation ou tout simplement du refus de l’engagement (ou de son impossibilité proclamée, dans une société où la « dépendance affective » est devenue une tare – « la liberté compromet-elle la possibilité de tisser des liens solides et contractuels, et plus spécifiquement des liens amoureux ? » – la réponse fait mal), semble devenu la norme, elle-même liée au consumérisme et la sexualisation de la société. Ce point de vue sociologique, Illouz le revendique entre autres en l’opposant au point de vue psychanalytique, la psychanalyse étant selon elle une « industrie » destinée à pallier les effets de la modernité ; pire encore, la psychanalyse inciterait l’individu à non seulement se renforcer en tant qu’individu mais aussi à chercher en lui les causes d’un désarroi peut-être bien d’origine sociale.
On emploie des précautions oratoires par souci de relative neutralité dans cette chronique, mais la lecture de l’essai d’Illouz est sidérante pour qui éprouve des difficultés à accepter (qui n’en éprouve pas ?) une société où la « sexualité finit en effet par reproduire, de façon compulsive, les schémas de pensée et d’action qui font de la technologie et de l’économie les moteurs et les artisans invisibles de nos liens sociaux ». Est-ce juste une intuition ? Est-ce volonté d’un retour à une sexualité guindée ? Non : c’est un constat, en faveur de la liberté sexuelle (mais la vraie, pas celle qui dévoie les relations en général et la femme en particulier), que dresse Illouz en conséquence de nombreux entretiens, de nombreuses publications en ligne, témoignages ou articles, qu’elle analyse avec finesse, et en s’appuyant sur une vaste bibliographie. Aux papes de la psychanalyse prônant par exemple l’infidélité comme moteur de la construction individuelle, Illouz oppose un point de vue plus nuancé : et s’il s’agissait plutôt d’une négation de l’engagement, lui-même constitutif d’une forme de « contrat » devenu obsolète dans une société où la flexibilité est devenue une valeur – avec comme corollaire l’incertitude, destructrice de l’individu ?
Illouz démontre ainsi que l’individu, dans son comportement « amoureux », reproduit ceux appris au nom de la société de consommation : on évalue la potentialité de la personne envisagée selon une série de critères. Mieux encore : on l’aime selon ses propres modes de consommation, selon un supposé « goût », qu’il soit pour une activité sportive ou un genre musical n’y change rien. Mais l’idée d’un telos échappant à ce type de relation « amoureuse », celle-ci est inévitablement vouée à l’échec : si on ne peut partager, par exemple, des goûts alimentaires parce que l’un des deux est allergique au gluten, cela met l’amour en péril. Cela en dit long sur la réalité du sentiment amoureux à l’ère moderne – mais, si l’on revient à Emma Bovary, le goût pour la poésie romantique supposément partagé avec Léon est du même acabit.
Illouz, bien qu’elle tente de rassurer dans l’ultime chapitre de La Fin de l’amour (« le fait que l’amour ait changé de forme n’en fait pas quelque chose de moins pertinent pour nos vies […], pas plus qu’il ne modifie cette réalité que la plupart d’entre nous vivent encore en couple ou aspirent à une relation stable »), dresse un constat sans appel, dans un essai au style limpide et à la structure imparable : ne serait-ce pour un lexique parfois spécialisé (mais Illouz explique, nul besoin d’un diplôme universitaire pour l’accompagner dans ce constat), on a parfois l’impression, liée aux multiples témoignages, de lire le roman d’une époque où aimer pose problème. C’est-à-dire une époque où ce qui devrait poser problème, la sexualité, le moment ultime d’intimité, s’est banalisé, et où les émotions, qui devraient pourtant être constitutives d’une relation amoureuse, sont elles devenues problématiques – au nom de l’ultra-individualisme, auquel, on le répète, la psychanalyse sert une soupe peu ragoûtante, et d’un ultra-libéralisme qui a transformé l’être humain en objet de consommation parmi d’autres.
Autant l’avouer, la lecture de La Fin de l’amour peut générer un relatif désespoir, voire inciter à comprendre certains comportements de façon délétère (isoler l’être que l’on aime parce qu’il est selon certaines probabilités persona non grata dans un entourage donné, ce n’est ainsi pas nécessairement procéder à la division émotionnelle montrée par Illouz – mais d’un autre côté, c’est céder à des schémas sociologiques modernes, où l’amour est subsumé à l’intérêt social) ; mais d’un autre côté, cette lecture rassure : ce que l’on ressent de façon intuitive n’est pas lié à une mauvaise perception individuelle et ne nécessite pas d’aller « consulter » (sauf à considérer que cette « consultation » aurait pour objectif d’accepter les modalités modernes de l’amour), mais bien à un état sociétal.
Et que fait-on à partir de ce constat ? On choisit l’exact contre-pied de la modernité, à tous points de vue. Car aimer, ce n’est pas être consommé – c’est par contre être consumé. Mais de cela, l’art parle très bien depuis des millénaires.
Didier Smal
Eva Illouz (1961), sociologue franco-israélienne, est directrice d’études à l’EHESS. Son œuvre publiée porte essentiellement sur le rapport de la modernité, et du capitalisme, aux sentiments.
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