La fille-flûte et autres fragments de futurs brisés, Paolo Bacigalupi
La fille-flûte et autres fragments de futurs brisés, octobre 2015, traduit de l’anglais (USA) par Sara Doke et al., 412 pages, 8,40 €
Ecrivain(s): Paolo Bacigalupi Edition: J'ai lu (Flammarion)Parmi les auteurs que chérit, voire vénère l’amateur de science-fiction se dessinent deux catégories principales : les grands auteurs de science-fiction, ceux qui maîtrisent avant tout l’art des narrations à hypothèse, et les grands auteurs qui écrivent de la science-fiction, ceux qui sont des stylistes se frottant aux mêmes narrations. Sur foi des dix nouvelles rassemblées dans La fille-flûte et autres fragments de futurs brisés (publié en 2008 en anglais sous le titre Pump Six and Other Stories – juste une différence de choix pour la nouvelle donnant son titre au recueil), on élit Paolo Bacigalupi (1972) dans la seconde catégorie. Que ce recueil ait reçu le Prix Locus dans sa catégorie importe finalement peu ; il survivra dans les mémoires au-delà d’un quelconque palmarès, même si on peut féliciter les lecteurs du magazine Locus pour leur clairvoyance.
Ce qui saute aux yeux, à la lecture de neuf des dix nouvelles, c’est à quel point Bacigalupi est le digne héritier des meilleurs romanciers cyberpunk : ses nouvelles, même les plus éloignées de notre présent en apparence (La fille-flûte et Peuple de sable et de poussière, une des nouvelles les plus extraordinaires jamais lues, à titre personnel – on y reviendra), semblent avant tout des extrapolations pas même monstrueuses de ce qui nous environne, de ce qui fait notre quotidien, ses inquiétudes en tête ;
en vrac : vieillissement de la population, désemploi, invasion des OGM, perte progressive du savoir délégué aux machines, déshumanisation potentielle, éradication de la démocratie au profit de régimes basés sur les relations économiques, etc. Tout cela se retrouve dans ce recueil de nouvelles, mais pas tant sur le mode de la tragédie, de l’avertissement (de toute façon, pour certains sujets d’inquiétude, on a de loin dépassé le stade de… l’inquiétude), que sur le mode du constat dressé au futur, sans qu’il soit jugé ou mis en perspective. Au lecteur de se débrouiller avec ces « fragments de futurs brisés », pour reprendre le sous-titre choisi par l’éditeur francophone.
Dans ces « futurs brisés », Bacigalupi fait pénétrer le lecteur sans peine aucune : malgré la complexité de certaines situations énoncées, jamais on n’a l’impression d’être désemparé, sauf durant les sept ou huit premières pages de L’homme des calories, avec tous ces noms d’entreprises possédant les sources caloriques et une mise en situation un rien confuse. Mis à part ces quelques pages, malheureusement aurait-on envie de dire, chaque situation proposée, inventée, parfois cauchemardée par Bacigalupi est claire quasi dès la première phrase, ce qui est un facteur important de plaisir dans la lecture de ce type de nouvelles. Pourtant, ces situations sont souvent originales, même si l’influence d’un William Gibson est par exemple d’une évidence flagrante dans la nouvelle Du dharma plein les poches, jusqu’à la localisation en Asie du Sud-Est, dans la ville chinoise de Chengdu : de Johnny Mnemonic à Wang Du, le jeune héros de la nouvelle de Bacigalupi, seulement vingt-cinq ans se sont écoulés qui impliquent certains changements – dont un matériau de construction organique…
De même, on peut chercher du côté du roman Le Fils de l’homme, de Robert Silverberg, la vision d’un avenir radieux et pourtant irradié de la nouvelle Peuple de sable et de poussière : dans le monde ultra-pollué de cette post-humanité, un poète a pu écrire : Coupe-moi je ne saignerai pas. Gaze-moi je ne respirerai pas. /Poignarde-moi, fusille-moi, taillade-moi, écrase-moi /J’ai avalé la science /Je suis Dieu.Et les personnages de cette nouvelle sidérante se comportent effectivement comme des dieux, eux qui sont immortels et font même repousser leurs membres grâce à des « techno-charançons ». Mais cette immortalité sur une Terre ultra-polluée (on allume des feux sur les vagues au bord de mer, la « biodiversité » n’est plus qu’un mot appris à l’école) a un prix : la perte de l’humanité, de la capacité à ressentir quoi que ce soit. C’est le même prix que paient les personnages de la nouvelle Groupe d’intervention : on y subit un traitement à base de « régé », on y passe quinze ans à apprendre une œuvre musicale ultra-complexe, mais on y tue les enfants nés illégalement (ils le sont tous) et, surtout, on a « les yeux morts ».
D’autres nouvelles traitent quant à elles, ainsi que mentionné ci-dessus, d’un avenir post-Expansion énergétique (la période que nous vivons, même si ce n’est jamais explicitement dit) : dans L’homme des calories, et Le Yellow Card, on porte des « ponchos en polymère de maïs » (normal, le pétrole étant épuisé), on émigre pour des raisons écologiques, on croise des chats modifiés génétiquement ultra-rapides et qui ont donc massacré tous les oiseaux, il est question de « charançon transpiraté » et surtout d’une « Contraction » qui a modifié la donne pour tout le monde, générant de nouveaux business – comme celui du ramassage des crottes en rue, celles-ci étant un combustile précieux… Ce n’est pas tant un monde ravagé qu’un monde au fonctionnement différent que montre alors Bacigalupi, et le lecteur est d’autant plus fasciné.
La même fascination prévaut pour la nouvelle qui donne son titre au recueil en français, grotesque avec ses nouvelles règles politiques (la féodalité est revenue au goût du jour, avec une cruauté accrue : on peut servir en fines tranches un serviteur qui s’est rebellé…), ses capacités chirurgicales extravagantes qui permettent à une « Mme Belari » de transformer deux jumelles en instruments à vent pluriels et les faire se produire en un spectacle à la limite de la pornographie. Mais c’est la fin qui fascine le plus, cette chute digne d’un Edgar Allen Poe…
D’autres visions du futur sont encore offertes au lecteur, proches du réel jusqu’à la nausée : la Californie achetant l’eau des rivières voisines, et interdisant aux riverains de s’en servir (Le chasseur de tamaris) ; la mécanisation du monde échappant peu à peu à ses habitants, le tout montré sur un ton quasi badin (La Pompe Six, sorte de Idiocracy sur un mode moins grotesque et donc plus plausible) ; la résolution de l’opposition entre traditionalisme et progressisme dans une société qu’on imagine africaine (Le Pasho).
Puis il y a une dixième nouvelle, Plus doux encore, qui montre le véritable talent polymorphe de Bacigalupi : loin de toute science-fiction, un homme y remplit son « devoir statistique » : « Il supposait que son acte respectait un schéma de violence domestique, une carte statistique du comportement humain. Le FBI adorait les statistiques : un meurtre toutes les vingt minutes, un viol toutes les quinze, un vol à la tire toutes les trente secondes. Quelqu’un devait tuer sa femme de temps en temps pour alimenter les statistiques. Aujourd’hui, c’était lui ». C’est beau comme du Chuck Palahniuk, et cette nouvelle fait quasi froid dans le dos.
Le tout forme un recueil riche, stylistiquement et narrativement varié, dont chaque nouvelle forme un petit univers cohérent à elle seule (encore qu’il y ait des échos entre L’homme des calories et Le Yellow Card), univers qui ressemble fortement à un miroir à peine déformant tendu à notre époque. Point de prophétie apocalyptique ici, pourtant, juste de la science-fiction dans ce qu’elle a de plus exaltant pour les amateurs du genre – et les autres : proposer une vision de l’avenir en tant que le présent lui sert de prémisses. Autant dire que ce n’est guère brillant…
Didier Smal
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