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La fille du sculpteur, Tove Jansson (par Delphine Crahay)

Ecrit par Delphine Crahay 10.05.21 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Pays nordiques, Roman

La fille du sculpteur, Tove Jansson, éd. La Peuplade, février 2021, trad. suédois, Catherine Renaud, 176 pages, 18 €

La fille du sculpteur, Tove Jansson (par Delphine Crahay)

 

Traduit intégralement et édité pour la première fois en français, La fille du sculpteur a été publié en Suède en 1968. C’est le récit d’une enfance inspirée de celle de Tove Jansson, au début du XXe siècle, entre Helsinki et l’archipel de Porvoo, entre le port et l’atelier, les hommes et les animaux, le réel et l’imaginaire, les sculptures du père et les dessins de la mère, l’art et les fêtes.

Il s’agit d’un recueil d’épisodes assez brefs – scènes ou anecdotes et, çà et là, petites histoires qui ressemblent à des fables – peuplés par la famille et la ménagerie du sculpteur, ainsi que par quelques figures pittoresques – telle Fanny, la vieille dame qui collectionne les cailloux, les coquillages et les animaux morts, allume le feu du sauna et chante pour appeler la pluie, ou « la vieille fille qui avait une idée ». Il s’ouvre bibliquement, en Paradis ou presque, sous le regard débonnaire d’un grand-père avatar de dieu – de chute, point, l’auteure ayant pris, entre autres licences heureuses, quelques libertés avec le texte sacré – et se ferme sur le récit d’une fête de Noël.

Il est difficile de mesurer la durée de ces épisodes ou de déterminer précisément l’âge de la fille du sculpteur – du reste, cela importe peu. La temporalité semble brouillée, diluée, flottante, subjective surtout : c’est dans le temps vécu par la drôline que nous sommes immergés, un temps qui entremêle celui du calendrier et de la vie quotidienne avec celui des histoires et de la vie intérieure.

Car le point de vue choisi par l’auteure est celui de l’enfance : la narratrice est la fille du sculpteur. Ce choix d’un regard enfantin fonde la féerie de ce récit à l’atmosphère surréelle. Le monde de cette enfant est habité par les gens et les animaux, mais pas seulement : il y a aussi l’ange de la rocaille, la « grosse créature grise » qui rampe sur le port à la brune, les serpents du tapis… Une forme de pensée magique dote les êtres et les choses de pouvoirs étranges, et les secondes, en sus, d’une vie insoupçonnée. Les frontières entre le réel et l’imaginaire sont floues et poreuses ; on ne distingue pas clairement ce qui arrive et est perçu de ce qui est imaginé et projeté : les propos « réalistes » et « fantaisistes » sont posés avec autant d’aplomb et de naturel ; la vie et les fables semblent inextricablement entremêlées – ce qui peut questionner le statut « réel » ou « imaginaire » des choses, ainsi que les critères et les paradigmes qui les fondent. Ce regard se traduit aussi par des phrases qui n’ont l’air de rien mais sonnent comme des maximes et semblent dotées d’une portée philosophique, sans le sérieux et l’abstraction qu’on associe souvent à la « philosophie » : tantôt avec le caractère concret et énigmatique d’un conte chinois ou zen, tantôt avec une candeur qui, comme le « bon sens », confine aussi bien à la sagesse qu’à l’heureuse imbécillité : « Pourquoi et comment les gens retrouvent le sourire et l’envie de travailler, on ne le sait jamais. […] Mieux vaut ne pas trop y penser, mais dès que possible tout régler avec une bonne action ». Enfin, par une attention passionnée qui affirme et restaure la valeur et l’importance foncières de toute chose, de tout ce qui est et se manifeste, jusqu’aux détails et aux phénomènes les plus infimes ou « insignifiants » – selon un point de vue « adulte », s’entend.

Cette vision du monde, à la fois onirique et ancrée dans la matière du monde, fait de La fille du sculpteur une fantasmagorie qu’on est tout disposé à prendre pour réelle, sous l’influence de l’enfantine et inébranlable foi de la narratrice en ses contes merveilleux, de l’impression d’évidence qui émane de sa parole si vive, si simple – à condition de se prêter au jeu, s’entend. C’est un livre qui suggère que nous avons, par la manière dont nous la regardons, un pouvoir créateur sur notre existence – non sans ambiguïté : il peut sembler que ce soit l’apanage de l’enfance, et on sent une tension entre le regard de l’enfant et celui des adultes… Un livre qui rappelle et atteste, par le charme qu’il diffuse, la nécessité et la puissance des histoires et des mots, pourvoyeurs de sécurité – « Tout le reste est dehors et rien ne peut entrer », le temps d’une histoire, et on peut répéter « un grand mot encore et encore jusqu’à ce qu’on soit en sécurité » – et de joie. On y sent aussi un rapport à la nature fait d’amour, d’admiration et d’acceptation… aussi bien pour ses bienfaits et sa douceur que pour son âpreté et ses violences – une tempête devient ainsi un spectacle et une réjouissance.

En somme, un livre inspirant et réjouissant, qui arrache et déplace, qui fait l’éloge de l’imaginaire et d’une existence vouée à la création et à la joie, qui enchante tout en invitant à ré-enchanter notre vie – cela paraît simple, si simple, à le lire…

 

Delphine Crahay

 

Tove Jansson (1914-2001), écrivaine, peintre et illustratrice finlandaise et suédophone, est connue pour ses Moumines. Deux de ses romans ont été publiés en 2019 par la Peuplade : Fair-play (qui date de 1989) et Le livre d’un été (qui date de 1972).

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A propos du rédacteur

Delphine Crahay

 

Lectrice fervente et vorace. Etudiante en lettres – on l’est ad vitam –, enseignante dans un passé révolu, brièvement libraire, bientôt stagiaire dans une maison d’édition. Tient un blog nommé Analectes et brimborions, où l’on trouve des chroniques littéraires et linguistiques, des billets d’humeur, des textes aimés, quelques gribouillages.