La fille aux tongs (3)
Les tongs du peintre s’enrubannent. Fils d’Ariane.
Un autre jour, le peintre a fait marcher dans les rues des hommes et des femmes dans un mouvement de va-et-vient, de superposition. Ils n’ont pas de visage même lorsqu’ils sont de face. La fille avance, statique. La part de sa réalité réside dans la chaussure minimale : une tong rouge. On pourrait à travers ses vêtements voir la vie de la rue en transparence. Jeune fille ; je portais de telles robes. Entre mes jambes se devinaient les éclats de la lumière. J’imagine tout, en emboîtant le pas du modèle du peintre.
Encore. Une autre passante en tongs noires monte une volée d’escalier. La lanière des tongs est la seule géométrie pure, mesurable ; tout le reste est flou ; une sorte de fondu enchaîné : le corps de la jeune femme ; l’architecture des marches, le sommet de l’escalier et le ciel. Où cela s’arrête-t-il ? La tong limite, arrête l’esprit.
Deux ans plus tard. Un autre tableau. Je retrouve la danseuse de la plage, au chandail rayé rouge (chandail désuet). J’en vois deux plutôt, comme des bras de Shiva. Elle est coiffée à la grecque. Est-elle une korè ? Un pied en l’air, suspendu dans l’air et l’autre bien accroché à la terre ferme. La mer s’est retirée ; le sable de dunes a balayé la surface bleue. Le ciel a rétréci. La scène est découpée en cinq panneaux plus étroits. Elle s’est réfugiée sur le volet gauche. Je ne vois plus son visage ou ses visages fantomatiques. A l’autre extrémité de l’œuvre, une bretonne (je dis bretonne à cause de la coiffe qu’elle porte) approche, une main sur la hanche. Ce n’est pas une fille mais une mère solide, son fils court, non loin d’elle. Avez-vous déjà vu une paimpolaise en tongs bleues ?
Desgranchamps serait-il fétichiste ? Beaucoup fantasment sur les vertiges de Louboutin ; la cambrure du pied comme la femme cambrée dans la jouissance. La tong est candide, sans sexe, innocente, vierge telle une vestale.
Une scène de rue à nouveau, mais avec l’incrustation d’une incroyable chaussure Adidas : les trois bandes de la marque, des gestes picturaux. Aucun corps ne l’a chaussée, cette chaussure sportive et virile ! La tong est une femme chez notre peintre. La pantoufle de Cendrillon.
La fille à la longue queue de cheval noire, aux tongs assorties, en tout cas n’est pas étonnée de cette incongrue présence sur le trottoir. Elle continue à avancer. C’est pourtant une chaussure magique qui se soulève toute seule, blanche et striée de noir. La poésie se pose sur ce produit de grande consommation. Les jeunes filles sont court vêtues. Toujours l’été et la chaussure fermée semble égarée.
Une fille aux tongs noires est aussi un ange suspendu au-dessus du désert. Solveig Dommartin à la si belle crinière bouclée ; Marion, trapéziste de Wenders comme elle, vole en noir et blanc. Toutes deux se balancent acrobatiquement. Femmes oiseaux. Je lève les yeux vers elle qui regarde vers le lointain. J’ai écrit désert, s’agit-il d’un désert ou bien de blocs géométriques d’une ville de science-fiction ? Du noir des tongs aux jambes croisées ruisselle. La fille a revêtu un maillot de sportive, de gymnaste. La fille aux tongs cette fois-ci n’est plus marine mais aérienne, icarienne.
*
L’Asie du sud-est marche en tong. Les tongs sont au seuil, fantômes des adeptes en prière, pieds nus dans l’espace sacré. Être plus bas que Bouddha. Les tongs, chaussures modestes par excellence montent ainsi la garde. Il suffit de coincer entre les orteils le lien caoutchouteux pour qu’elles se remettent en route. Les tongs ne valent rien ; made in China. Elles perdent leurs couleurs, leur semelle s’atrophie. Elles n’ont pas le droit d’entrer dans les maisons, les toilettes publiques ou bien elles s’échangent. Elles restent là plantées sans corps. Mépris et attachement des hommes pour ces petites plateformes qui protègent si peu de la poussière, des boues des champs tropicaux. Sandales de la pauvreté qui ne connaît pas l’hiver. Mot modeste de quatre lettres comme le gong.
*
Des tableaux plus récents. Les filles aux tongs sont revenues sur terre ; elles marchent de profil. La tong prolonge une ombre, une ombre prolonge la tong.
*
y
LETTRE
QUI FORME LE DESSIN
DE LA CHAUSSURE
NICOLAS POUSSIN PEIGNAIT
DES SANDALES ANTIQUES
PIEDS NUS DE LA BERGERE BLEUTEE ET DOREE
LACETS DU BERGER MUSCULEUX ET BARBU
DESSIN SUR LE PIED ET LA CHEVILLE
ET IN ARCADIA EGO
*
CHAUSSURE de SONS
TONG, LA LANGUE
GOUDOUNE DE GOUDOU
SLACHE // double slash
CLAQUETTE QUI CLAQUE SUR LA JOUE
ZORI GETA DE GEISHA
HAVAIANNAS d’HAWAÏ
SAMARA
*
Les tongs du peintre s’enrubannent. Fils d’Ariane.
****
Les tableaux évoqués sont ceux de Marc Desgrandchamps, peintre et graveur français né en 1960.
FIN
Marie du Crest
- Vu : 3338