La fille au Leica, Helena Janeczek (par Carole Darricarrère)
La fille au Leica, octobre 2018, trad. italien Marguerite Pozzoli, 384 pages, 22,80 €
Ecrivain(s): Helena Janeczek Edition: Actes Sud
Confidence pour confidence, la chronique n’est pas un sport de tout repos. Le trou noir de la lecture existe, ce livre en fournit la matière, qui nous renvoie à notre incurable sens des responsabilités.
Portrait retard enchâssé dans un jeu de miroirs en révélant bien d’autres, incarné dans le lit d’une actualité d’une densité historique à couper au couteau qui fait de cette reconstitution in extenso sur deux continents et quelques pays un tour de force en forme de machine de guerre, La fille au Leica est un gros livre réel, composé par degrés de réminiscences et de touches de frappe, un roman solide dans lequel il ne suffit pas d’entrer pour s’enfoncer à la verticale du temps dans les strates de l’Histoire et les remous d’une époque, sorte de monument funéraire à effet de labyrinthe qui vous enserre dans ses replis à s’y perdre ou non.
Qui se souviendra de Robert Capa ne se souviendra pas forcément de Gerda Taro, sa féline compagne « tombée dans sa lutte contre le fascisme », « une alouette disparue à Brunete » le 1eraoût 1937, jour de ses vingt-sept ans, « qui ne cessera jamais de faire entendre son propre chant ». Réparer cela. « Il était impossible de dire non à Gerda. Elle était vraiment folle, et encore plus que Capa (…) » est le chemin le plus court qui mène à une personnalité hors normes : « quand Gerda était dans les parages, n’importe quelle chose semblait réalisable, tout à coup ».
En un long travelling arrière, caméra au poing, traversant l’espace et le temps en zigzags dans leur cruelle épaisseur, c’est avec une endurance de coureur de fond et une conscience politique aigüe que Helena Janeczek, archives sous le bras et appareil romanesque en bandoulière, s’empare avec feu de la trajectoire instantanée de Gerda Taro, à qui elle consacre un hommage en trois actes pour ainsi dire filmé à mi-chemin de la réalité et de la fiction qui lui rend justice.
Coup de projecteur sur une étoile filante, petit h de grand H l’infime contenu d’une vie de femme aux prises avec les formes infinies des frasques de l’Histoire, fauché l’éclat de rire net d’une héroïne, miel argentique d’une fulgurance de la taille d’un Leica, passée une sensation compacte de facture, de structure au contact– le travail d’écriture se disputant ici le sujet –, « Mlle Taro » se dégage du livre avec la vivacité espiègle des jeunes femmes émancipées promues à d’ardents destins. Action de filmer, comme qui se remémore le courage et la honte de toute une époque, hommage vibrant servi par les chenilles militantes d’une prose serrée menant tambour-battant-campagne l’enquête, sur fond de fascisme, de Résistance, de brigades et de milices, et « tout ce qui est rouge », rouge vaillant sur fond noir, noir verboten.
Incarnat féminin de l’intrépidité solaire des électrons libres, humaine, terriblement humaine Gerda l’était, rayonnant sur ses camarades mille éclats de générosité, petite sœur glamour engagée corps et âme pour la bonne cause, façon Etty Hillesum, autre grande figure de la passion, libre et audacieuse, qui aura comme elle eu à cœur de servir et d’aimer. Charisme au corps Gerda, livrant bataille sans relâche ni frémir, s’offrant partout avec la même ardeur, la même témérité, le même appétit de vivre.
Passé un prologue liquide – galop nerveux, quasi lyrique –, par quel bout mener l’enquête freins serrés dans laquelle ce livre fourmillant de références nous engage, si ce n’est par le titre, sorte de carré de la clarté, apostrophe explicite, s’agissant d’une « fille », étant posé qu’une « fille » n’est point une « femme », plus juvénile, plus lisse qu’une femme, la camarade dont l’exception franche tranche, dès le titre, met en joue les regards à distance de sa différence, la singularité d’une figure indissociable de l’objet masculin qui l’annonce – mais aussi, d’une époque –, sa lumière, son style, son Leica, surgissant du grain serré de l’écriture de Helena Janeczek par vagues de prose les pages noires de l’humanité à implants de lumière.
Apparition lente de Gerda – le dispositif romanesque et le destin fonctionnant conjointement comme un révélateur –, « volubile et volontaire, un mètre cinquante d’orgueil et d’ambition, (…) sincère jusqu’à la cruauté, affectueuse à sa manière, sur le long terme », jusqu’à habiter vertueusement chaque portion de l’image par le truchement d’une écriture à flux tendus.
Acte I, 1960, Buffalo, N.Y., 25 ans ont passé, « vingt-cinq années pour accepter une faute qui ne subsiste pas, et se pardonner ». Comme un portrait off dans un portrait générique, c’est dans la tête de Willy Chardack, dit « le Basset », première relation amoureuse de l’héroïne après Georg Kuritzkes, que se reconstituera d’abord le portrait de Gerda, à la faveur d’une promenade dans le temps conceptuel de la psyché de Willy réfugié outre-Atlantique à distance de l’Histoire, alors que le professeur Chardack remonte le fil introspectif du temps à distance de Willy. On y gagne quelques digressions d’une puissance d’oubli absolue qui happent le lecteur bien au-delà du continuum photogénique de la biographie de Gerda, dont la force d’aimantation se prolonge jusque dans le souvenir.
Acte II, Paris, 1938. « Elle était dérangeante, Gerda (…) incarnation de l’élégance, de la féminité, de la coquetterie, dont personne n’aurait jamais soupçonné qu’elle raisonne, sente et agisse comme un homme (…) : elle était l’autonomie en personne ». Ruth Cerf, la confidente et amie intime, conjugue le motif à tous les temps avec la conviction admirative d’une scénariste et la minutie entêtante d’une entomologiste. On y gagne une profusion de détails et de portraits adjacents croqués dans le contexte frénétique du Paris de ces années-là, sombre et lumineux, mythique, autant dire cinématographique.
Un portrait de Gerda semblable à un comprimé dont l’effervescence l’emporterait sur la solubilité, l’esprit de réalité sur l’instinct de poésie, avant que la vulnérabilité ne s’en mêle venant à bout de la tension à la faveur d’un instant de grâce, et que le souffle romanesque n’emmène la partie, dès lors que Helena Janeczek assume le risque de s’abandonner à son imaginaire. On y gagne – acte III, Rome, 1960 – un portrait intime, quelques pages d’une plénitude cintrée dont la résolution offre la nudité fondamentale des instants parfaits. Lumière des larmes. Scène orgastique avec vue sur un seau d’épluchures. Nature morte à effet de bombe à retardement dès lors que la ragazza lâche son Leica. Le Dr Kuritzkes à qui parfois « pèse, la simple injustice d’être en vie (…) veut juste conserver “sa Gerda”, même s’il sait qu’elle n’existe pas », tant il est vrai que « chacun se souvient de ce qui lui est utile, de ce qui l’aide à rester en selle ». Helena Janeczek, à ce stade, s’autorise elle aussi à imaginer « sa Gerda ».
« (…) la réalité la plus vraie voyage par bonds, spirales, anticipations, poches d’enlisement invisibles pour un œil empirique (…) », ce livre dont les nombreuses contraintes retardent la lecture en est la preuve. C’est avec une expertise quasi expiatoire et une sollicitude musclée que Helena Janeczek relève le défi en 375 pages solides, une nuée de figurants, et quelques longueurs.
Carole Darricarrère
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