La figurante, Avraham B. Yehoshua
La figurante, février 2016, trad. hébreu Jean-Luc Allouche, 399 pages, 22 €
Ecrivain(s): Avraham B Yehoshua Edition: Grasset
Le retour, un retour à l’enfance, une incursion qui paraît anodine, dans le passé… revenir en arrière, c’est aussi pour Noga affronter ses démons : démons familiers – ? – de sa mère, de son frère, de son père mort, de son ex-mari, et fantômes de ce – ceux – qu’elle n’a pas su résoudre.
C’est aussi se mesurer à l’engloutissement d’un monde, d’un pays, d’une ville, grignotés de l’intérieur par les religieux qui colonisent peu à peu, quartier par quartier, la Jérusalem de son enfance et de sa jeunesse.
« – En effet, il donnait sur un magnifique paysage, et avait plusieurs fenêtres. Mais je n’ai aucun doute qu’entre-temps, à cause de la fécondité des habitants et des nouvelles constructions, ce paysage ne doit plus exister. Oui, c’était un appartement très agréable dans un quartier qui, depuis, a changé et est devenu plus noir que le noir, mais, en fait, c’est pareil chez nous… » (p.357).
« – Cela est valable pour ses voisins, la famille Pomerantz, une famille décente et modérée, mais l’espèce des Pomerantz est en voie d’extinction et, à leur place, débarquent des extrémistes qui ne se contentent pas d’observer scrupuleusement les commandements les plus rigoureux mais qui, en plus, croient aux démons et aux esprits » (p.232).
Figurer, c’est à la fois n’être qu’un décor et s’y fondre sans y jouer aucun vrai rôle : « Je suis entrée par une rue semblable à toutes les rues citadines, et voilà qu’on se croirait dans quelque collège d’Oxford ou de Cambridge où, derrière une porte anodine, dans une rue normale, une grandiose cathédrale est nichée au milieu de vastes pelouses » (p.58).
« – Sans votre mère, c’est impossible. Selon la loi, vous ne possédez aucun statut » (p.66).
Noga, qui n’aura été aussi qu’une figurante dans/de sa propre vie, retrouvera son intégrité dans le dénouement – de son ventre, et de l’histoire – lorsque l’image du père – à travers le vieux musicien japonais – se penchera vers elle, la tenant quitte.
Rien, ici, ne se rejoint, et/mais tout se recoupe au centre de l’histoire : Noga, pour qui la musique est à la fois refuge et éloignement, refuse l’enfant qu’elle aurait pu avoir avec Ourya, son ex-mari et quitte son pays pour jouer dans un orchestre aux Pays-Bas, et en miroir, Christine, la seconde harpiste, enceinte, se voit fermer les portes de la musique après son désistement, orchestré par son compagnon par peur qu’elle ne perde le bébé au cours d’un aussi long voyage.
Que fuit Noga, qui se jette, s’absorbe toute entière dans la musique ? Et pourquoi choisir un instrument – la harpe – qui, ainsi qu’on lui en fait la remarque, a peu de place dans la plupart des œuvres ? La harpe, cet instrument que l’on entoure délicatement de ses bras… Celui qui lui a offert sa harpe d’enfance, celui qui a peur qu’elle ne meure en couches, la privant inconsciemment de tout désir d’enfant, c’est le père. La mère n’est que le révélateur, cette mère qui se livrera, qui ne pourra parler que bien après la mort du père, cette mère (mer) que Noga pourra enfin jouer selon sa vraie partition.
Anne Morin
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