La Fiction Ouest, Thierry Decottignies (par Yann Suty)
La Fiction Ouest, janvier 2019, 210 pages, 17 €
Ecrivain(s): Thierry Decottignies Edition: Le Tripode
Voilà un livre bien étrange de bout en bout, qui happe le lecteur dès les premières pages dans son monde mystérieux et qui ne le lâche pas jusqu’à la dernière ligne. Et cela, Thierry Decottignies y parvient grâce – entre autres – à un principe simple, peut-être hérité de Kafka : il n’explique pas tout. Au lecteur de décoder, d’interpréter, d’imaginer peut-être afin de combler certains blancs. C’est aussi cela le pouvoir de la suggestion : elle rend plus fort le propos en enflammant l’imagination. Un peu comme l’effet que peut procurer le noir.
Au début du roman, on croit comprendre que le narrateur (dont on ne connaîtra pas le nom) vient d’être embauché dans un parc d’attractions, baptisé Ouest. Il doit y recevoir une formation avant d’y décrocher un poste. Il est soulagé car ça faisait longtemps qu’il cherchait un emploi. Le soir, il partage une chambre avec d’autres garçons. Ils forment comme une fraternité. Ils ont des noms peu communs : l’Employé, Percien, Ouespe, Vassili, l’Evanouie. Très souvent, il y a beaucoup de vodka.
Les premières tâches du narrateur consistent à nettoyer des maisons des hôtes du parc. Après le travail, avec ses camarades de chambrée, il fait des exercices sous le commandement d’un instructeur. Les entraînements sont quasi militaires, très physiques, avec « des règles inaccessibles ». Peu à peu, les entraînements occupent tout leur temps.
Ici et là, Thierry Decottignies lâche quelques phrases qui font froid dans le dos (« Je ne sais pas ce qui nous passait par la tête, la fatigue, la violence qui commençait à nous rentrer dedans peut-être »). Le parc n’est peut-être pas non plus celui que l’on pourrait croire. Du moins, il faut s’entendre sur la notion d’attractions. La première des attractions que l’on découvre est en effet celle d’un spectacle dans lequel des civils se font tabasser par des personnes déguisées en policiers avec un réalisme saisissant. Mais, ce ne serait qu’un jeu. Il y a peut-être d’autres activités dans le parc que l’on pourra découvrir plus tard. Ou pas. Il y a des visiteurs seulement le mercredi et le dimanche. Le parc de Ouest paraît un cousin du ParK de Bruce Bégout.
Les phénomènes inquiétants se multiplient. Mais ils sont surtout inquiétants pour le lecteur, et pas forcément pour le narrateur qui lui, vit la situation avec un certain flegme, sans passion, sans véritable crainte, comme si tout cela allait de soi. Il n’a pas l’air d’être déstabilisé par ce qu’il voit et par ce qui se passe. Par exemple par le fait qu’il devient sale. Car les gens qui travaillent dans le parc sont particulièrement crasseux. Mais on se fait beaucoup plus vite qu’on ne le croit aux mauvaises odeurs. C’est en cela qu’on les distingue, les employés des visiteurs. Il y a aussi des gens qui deviennent transparents et invisibles. Il y a des « vifs » et des « flous » qui traînent dans le parc sans qu’on sache vraiment qui ils sont.
Est-il possible pour le narrateur de sortir de ce parc ? Il serait difficile d’avoir une réponse tranchée. Pouvoir de la suggestion encore une fois (et danger du spoiler…). Car, La Fiction Ouest peut aussi être perçu comme un livre sur l’expérience concentrationnaire, sur ce que ça fait d’être enfermé et comment on intériorise cet état. Thierry Decottignies a le mérite de rester concentré sur son sujet jusqu’à la fin, dans le sens où (sans dévoiler ce qui va se passer), il n’y aura pas forcément de grande explication, qui éclaire tout sur tout ce qui est et qui pourrait gâcher tout le début. Ce n’est pas un roman de révélations. C’est un livre exigeant, à l’écriture dense, qui reflète l’état mental des personnages et ce qu’ils vivent. C’est un premier roman qui donne envie de suivre l’auteur.
Yann Suty
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