La Féroce, Nicola Lagioia (par Catherine Blanche)
La Féroce, Nicola Lagioia, septembre 2019, trad. italien Simonetta Greggio, Renaud Temperini, 512 pages, 9 €
Edition: Folio (Gallimard)
Voici un roman qui ressemble à s’y méprendre à une course d’obstacles : beaucoup d’embuches, des chausse-trappes, quelques vagues éclaircies le temps de se remettre à peu près en selle et de nouveau patatras, la tête sous l’eau avec des sales moments de redondance et d’ennui profond où tout se confond. On en bave vraiment, ça patine et puis, aux trois quarts du parcours, étrangement, cela s’arrange, et même de mieux en mieux puisqu’on se surprend à être ému. Oui, vous avez bien lu. Ému, vraiment, au point de s’accrocher à ces deux êtres : la belle Clara (qui multiplie les aventures sans lendemain et les prises de cocaïne) et son demi-frère Michele.
Enfin, dans la dernière ligne droite, on se sent comme récompensé : la fin est réussie.
Au tout début du récit, Clara est retrouvée morte au pied d’un immeuble et tout porte à croire qu’elle se soit suicidée.
Presque toute l’intrigue se passe dans la ville de Bari où la riche famille Salvemini règne au milieu d’un climat de grande corruption. Vittorio, père de quatre enfants (dont Clara et Michele), doit sa fortune à toutes sortes de malversations et compromissions qui ne datent pas d’hier puisque dès ses premiers rendez-vous avec Annamaria, sa future femme, il passe déjà des alliances compliquées qui le font trembler : « elle en avait été pétrifiée. Il était inquiet. Pire encore : il était terrorisé à la pensée d’être ruiné. Il avait certes de nombreux chantiers en cours, mais il avait aussi contracté beaucoup de dettes, et la moindre anicroche pouvait réduire à néant ces montages financiers sophistiqués. … Il hochait la tête et répétait le même refrain : “Tu ne peux pas comprendre”. Il ne lui restait plus qu’à se prendre la tête entre les mains, pour perfectionner cette imitation précoce de la vie conjugale ».
Dans la ville, « qui n’a pas de comptes à régler avec les Salvemini ? […] Les gens vous craignent ou vous haïssent. Quand ils ne sont pas à vos ordres », lit-on plus loin.
Enfin, en toute impunité, l’entreprise Salvemini Edilizia met à mal la biodiversité d’une grande partie du littoral, la plus sauvage et la plus pittoresque de la région :
« La protection du maquis… la distance par rapport à la mer… tu parles ! Dans cette zone-là, ils ont fait des saloperies dont t’as même pas idée. Toute la partie nord du Gargano. Si tu habitais là-bas, tu te casserais vite fait, avec toute ta famille. […] Des déchets, […] des déchets pas ordinaires enterrés sous les décharges de produits agricoles ».
Au milieu de ce climat délétère, les enfants font comme ils peuvent et réagissent parfois violemment. C’est ainsi que Michele tentera de mettre le feu à la maison familiale.
Les rapports parents-enfants et entre les enfants eux-mêmes sont longuement – trop longuement ! (à trop vouloir en dire…) – développés. Cela ne manque pourtant pas d’intérêt (et de finesse dans l’analyse), mais l’écriture est étouffante et là encore on finit par se lasser. En marge de la page 278, j’écris excédée : On ne s’y intéresse pas. On se fiche de ce qui peut leur arriver !
Revenons à Clara et Michele : ces deux-là ont depuis leur plus tendre enfance une grande complicité et, par-delà les mots, un langage secret. Plusieurs fois dans le récit m’est venue la figure d’Antigone pour évoquer Clara. C’est dire la force qui se dégage de cette jeune femme qui ne transige pas avec l’essentiel. Même chose pour Michele. A eux deux, ils sont comme dans une bulle protectrice : « Elle se faufile dans la chambre de son frère comme dans une cabane en haut d’un arbre ».
Et dans cette bulle, un monde à leur ressemblance : « L’herbe qui lui arrivait jusqu’aux mollets, les soirs d’été. Lorsque, après avoir dîné chez ses parents, elle se levait de table d’une manière absolument pathétique et allait se promener dans les champs éclairés par la lune. Laissant derrière elle les mûriers, elle s’enfonçait parmi les épis de chiendent. Puis, la tourbière. Elle y cherchait Michele. Il y avait eu, dans leur vie, une longue période de bonheur ».
Et voilà le paradoxe : parfois des moments sensibles servis par une écriture fluide et l’instant d’après de grossiers grumeaux, vraie bouillie de chat qui nous donne l’envie expresse de tout laisser tomber. Quelques exemples (dont certains sont encore pour moi de vraies énigmes) :
– « Entre les murs humides et sales du service d’orthopédie de la polyclinique, sur le sol crasseux qui respirait avant même de la voir la poussière incrustée dans les radiateurs, qui subissait sans avoir à les lire les revendications du personnel paramédical affichées sur le tableau à l’entrée, le médecin-chef émergea de l’ombre et s’avança vers eux en agitant la main droite d’un geste sobre ».
– « Les mois sans Clara sont une sorte de cauchemar imaginaire. Comme si ce cauchemar était rêvé par une photocopieuse. Ce qui est encore pire ».
– « Clara est perplexe. Les yeux de son frère la transpercent. Ses lèvres se détendent et se crispent tour à tour, comme s’il était sur le point de dire “Non”, mais qu’il ne le disait pas. Une pièce où tout le contenu des tiroirs aurait été renversé et chaque chose remise à sa place par une main payée pour le faire ».
– « …il l’avait reconnu de loin. […] Alberto avait plissé les yeux, comme pour écraser les œufs que cette apparition prétendait avoir déposés en lui par sa seule présence, dans le souffle torride de l’été ».
Et pourtant, en puissance, dans La Féroce, tout est là pour un grand roman. Tel quel, cela fait bâclé, comme un livre en chantier. Et comme on se met à l’aimer dans les dernières pages, on en veut d’autant plus à l’auteur de l’avoir livré dans cet état. Car, en définitive, qui le lira ? Qui ira pêcher si loin en aval ?
Catherine Blanche
Nicola Lagioia est né à Bari en 1973. Case Départ, son premier roman traduit en français aux éditions Arléa (2014), a emporté le prix Viareggio. En 2015, il reçoit le prestigieux prix Strega pour son dernier roman, La Féroce. Celui-ci est publié en France en 2017 aux éditions Flammarion.
- Vu : 1978