La femme qui ne vieillissait pas, Grégoire Delacourt
La femme qui ne vieillissait pas, février 2018, 256 pages, 18 €
Ecrivain(s): Grégoire Delacourt Edition: Jean-Claude Lattès
De façon linéaire, factuelle, à la fois réaliste et poétique, la narratrice déroule son récit de vie, qui au fil des années se stratifie de souvenirs heureux et d’expériences douloureuses mais fondatrices. Sa rencontre avec André, son mariage et la naissance de leur fils s’arriment aux premiers, alors que la perte de sa mère à l’âge de 13 ans déterminera, de manière viscérale, son rapport au monde. Et puis il y a Fabrice, l’ami, l’artiste, le photographe. Son projet est ambitieux, de longue haleine, puisqu’il cherche à matérialiser le temps qui passe, à mesure qu’il s’inscrit sur les corps et visages de ceux qui, chaque année, accepteront de s’exposer à « l’œil de la photographie ». La narratrice, Martine, devenue Betty, puisqu’elle a souhaité changer de nom, se prête volontiers au jeu de l’artiste, qui voit en elle sa muse, à la grâce et la beauté étrangement inaltérables. De son côté, Betty conçoit cette expérience comme une sorte d’exutoire, un face-à-face nostalgique avec sa mère, dont l’image s’est figée à l’âge de 35 ans, après qu’elle a été renversée par une Ford Taunus, à la sortie d’un cinéma. Alors que s’égrènent les années et que la vie s’enrichit de joies et peines ordinaires, une constante s’impose, qui, si dans un premier temps, enorgueillit l’intéressée et fascine son entourage, finit par susciter une curiosité suspicieuse : Betty ne vieillit pas, comme en témoignent tous ses portraits.
A ce point du récit, on bascule subrepticement dans le conte philosophique. On ne saura jamais par quel miracle Betty ne vieillit plus depuis qu’elle a 30 ans, et la question du « comment c’est possible » cède rapidement le pas à celle du « comment vivre avec ». Incontestablement, ce don du ciel concrétise le célèbre mythe de la fontaine de Jouvence, et pour en souligner les vertus, la vieillesse ne manque pas d’être considérée comme la pire des abjections :
« J’avais onze ans, je n’avais pas compris qu’elle m’expliquait le chagrin des femmes, cette peur atavique du temps qui efface, transforme et dissout, jusqu’à faire disparaître tout ce qui avait été le charme, l’élégance, le désir, la vie même, sans rien laisser d’autre que l’effroi de la solitude venir ».
« On met les premières rides sur le compte de l’hyperactivité des muscles – on les nomme d’ailleurs rides d’expression, c’est bien moins cauchemardesque – (…) On achète alors un miroir grossissant, et l’on vacille doucement, parce que ce n’était pas là la semaine dernière : on s’aperçoit que la peau et le muscle de l’œil se sont distendus, que la paupière supérieure qu’on adorait maquiller de gris, de bronze, de poussière d’or les nuits de fête, s’est alourdie, qu’elle altère désormais l’acuité du regard, son charme (…), on chausse ses lunettes de presbyte, on s’approche encore un peu plus de l’effrayant miroir pour découvrir, au niveau de la paupière inférieure – avec une soudaine envie de pleurer, de crier, de tout casser, de mourir même – que la graisse qui se trouvait à la hauteur de l’orbite a glissé et dessine en ce matin d’effroi des poches sous les yeux, des poches remplies de larmes pour pleurer sur le temps qui s’est enfui, le combat perdu, l’éternité qui n’est plus. On se relève difficilement de la tragédie. Elle poignarde ».
Néanmoins, à rebours de ce fantasme universel de jeunesse éternelle, Betty se heurte aux contingences néfastes de sa « monstruosité » et s’interroge sur la jouissance de ce soi-disant don : à quoi bon vivre éternellement jeune quand tous les êtres autour de soi vieillissent ? C’est face au tableau de La Belle Jardinière, de Raphaël, qui pour elle symbolise la beauté inaltérable de sa mère, que l’héroïne trouvera une réponse, personnelle, radicale et infaillible. Avec ce nouveau roman, Grégoire Delacourt nous livre un beau conte visionnaire et propose une réflexion subtile sur la chance inestimable que nous avons de vieillir ensemble.
Christelle D’Hérart-Brocard
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