La femme minérale, Nathalie Bénézet (par Patryck Froissart)
La femme minérale, Nathalie Bénézet, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, mai 2024, 110 pages, 17 €
De retour, en Provence, d’un séjour professionnel de plusieurs années en Asie, le personnage principal de ce court roman, une femme alors désœuvrée, tombe par le plus aléatoire des hasards, dans la rubrique hétéroclite des faits divers, sur un article d’un quotidien local relatif au retrait, par décision judiciaire, à un couple totalement démuni de ressources, de ses deux enfants au motif allégué de maltraitance.
Les autorités ayant investi le taudis dans lequel la famille vivait en totale réclusion, tous volets clos, sans contact avec l’environnement social, y auraient découvert les jumeaux déscolarisés, désocialisés, dénutris, en manque de soins.
« Pendant des jours, j’ai pensé à ces gens. […] J’ai pensé à eux comme s’ils étaient des proches. Et je les imaginais seuls, sans les petits, sans plus le droit de ni les n’approcher ni de les voir, jamais ».
Irrésistiblement prise d’une étrange sidération par cette affaire, la narratrice se mettant immédiatement à la recherche du couple avec qui elle désire, sans savoir elle-même pourquoi, entrer en relation, fait la connaissance de Samuel, l’avocat de la famille, avec qui, au fil de sa quête, elle noue une liaison amoureuse.
On découvrira, adroitement esquissées, imbriquées dans la trame romanesque, des bribes de l’histoire personnelle de la narratrice, son bout de chemin avec Patrick, un homme abandonné à sa naissance, un accident ayant décimé sa famille à l’exception du père ; on devine dans ces éléments narratifs le manque, un vide à combler qui pourrait jeter quelque éclairage sur cette étrange démarche dans laquelle elle s’engage à fond malgré les messages sarcastiques que lui envoie sa conscience, ici formalisée sous l’apparence d’une couleuvre virtuelle.
Moyennant une enquête difficile mais opiniâtre, la narratrice retrouve le couple, et, après maintes tentatives d’approche infructueuses, réussit à gagner sa confiance, bien que Joël, taiseux, et Constance, totalement mutique, fermée, impénétrable, éteinte, inerte, statufiée, « femme minérale », restent murés dans une tour de souffrance dont l’auteure a le pouvoir de nous faire ressentir le caractère poignant, lancinant, et irrémédiable.
Constance et Joël sont alors en attente de la révision du jugement, contre quoi ils ont déposé un recours en appel, qui les a privés de leurs droits parentaux. Récusant le terme de « maltraitance », ils en demandent la suppression afin que les jumeaux, parvenus à l’âge de vouloir savoir pourquoi ils leur ont été enlevés, ne se méprennent pas sur les causes du placement.
Et voilà que, face au juge, au procureur, à un public hostile et méprisant, soudainement, la statue s’anime, se dresse, se fait femme, devient mère, se livre, se délivre, ose défier, dans sa douleur qui explose, le tribunal, la salle, la société !
« Mon mari et moi, on les a aimés, les jumeaux, et on les aimera toujours »
[…]
Constance, avec un air de défi :
« Maltraitance, ça dit pas la vérité ».
Le procureur, sans que le président lui ait accordé la parole :
« Quelle vérité ? »
Constance :
« C’est pas parce qu’on aime un enfant qu’on sait forcément comment il faut faire pour l’élever. Ça s’apprend. Nous, on n’a pas appris ».
La vérité, bonnes gens, la voilà, toute nue, toute crue, la réalité sur laquelle l’auteure met le doigt et appuie fort, et ça fait mal au lecteur : la chute, lente mais continue, dans l’enfer de la misère dont on n’a plus l’espoir de sortir, le non-accompagnement, l’isolement, le cloisonnement, volontaire, par peur, par honte, de la cellule familiale, l’indifférence et l’incompréhension du voisinage, la résignation, le renoncement, l’ensemble constituant une sorte de suicide social ayant pour aboutissement une terrible sanction, la stricte et glaciale application d’une mesure de justice administrative méthodiquement dépourvue d’humanité.
C’est le message qu’envoie ce texte.
Après le verdict en appel, les protagonistes se séparent. Constance et Joël retournent dans le monde du silence, dans l’anonymat, dans l’inexistence de fait. Quant à la narratrice, cette tranche de vie douloureuse, quasiment initiatique, provoque en elle le besoin soudain de revoir un père avec qui elle avait rompu quelque temps après le dramatique épisode ayant décimé la parentèle.
« Tant d’années sans se voir. Et à présent, cette envie pressante de le sentir, là, physiquement, une envie de petite fille, impérieuse, presque vitale ».
Une lecture psychanalytique du texte devrait permettre de dégager le rapport entre l’histoire vécue par la narratrice avec Constance et Joël et son désir consécutif de se recréer une famille.
Patryck Froissart
Nathalie Bénézet, née en 1965, a beaucoup voyagé à l’étranger comme chargée de mission de l’Association ATD Quart Monde dont elle dirige aujourd’hui le Centre de Mémoire et de Recherche Joseph Wresinski. Elle a publié Les Moissons de l’absence (2016) et Mon pays c’est le chemin (2018) aux éditions Chèvre-Feuille étoilée. La femme minérale est son troisième roman.
- Vu : 652