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La femme est une sorcière comme les autres (deuxième partie) (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 03.03.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La femme est une sorcière comme les autres (deuxième partie) (par Didier Smal)

 

Terry Pratchett, éditions Pocket (trad. anglais, Patrick Couton) :

Les Ch’tits hommes libres, novembre 2011, 320 pages, 7,60 €

Un chapeau de ciel, novembre 2012, 352 pages, 7,95 €

L’Hiverrier, février 2015, 416 pages, 7,95 €

Je m’habillerai de nuit, juillet 2020, 456 pages, 8,40 €

La Couronne du berger, février 2021, 368 pages, 7,95 €

 

(Après avoir évoqué un très bel ouvrage de Paré et un classique absolu de Michelet, le chroniqueur continue l’aveu de son ensorcellement absolu… Il rebondit sur la figure de la sorcière évoquée par Michelet, bondissant d’un coup de balai de l’historien à l’auteur de fantasy…)

Cette figure de la sorcière, rustique, réaliste, sociale car ancrée dans la société et donc le réel, a inspiré au moins un auteur : Terry Pratchett (1948-2015). De lui sont bien connues les Annales du Disque-Monde, trente-cinq tomes d’une fantasy hilarante traitant pourtant de nombreuses thématiques qui devraient intéresser tout humain – et ce traitement léger en apparence offre paradoxalement sur ces thématiques une réflexion d’une rare profondeur. Ainsi, le troisième tome, La Huitième fille, traite de l’égalité entre les sexes (d’ailleurs, le titre anglais est plus pertinent : Equal rites), à ceci près qu’au lieu de le faire dans le cadre de la gestion ménagère, de la politique ou de la finance, il le fait dans le cadre de la… magie ! Et c’est ainsi qu’apparaît un personnage-clé des Annales, Mémé Ciredutemps, une vieille sorcière (la cheffe que n’ont pas les sorcières, individualistes qu’elles sont) qui pratique avant tout la « têtologie » – au contraire des mages, qui eux s’encombrent de livres de magie parfois littéralement dangereux.

Mémé Ciredutemps et d’autres sorcières (il faudrait parler en long et en large – surtout en large, d’après la description qu’en dresse Pratchett – de Nounou Ogg, personnage rabelaisien d’un sans-gêne total mais d’une redoutable finesse d’esprit, surtout après un petit verre ou une petite bouteille, ou deux, ou trois, mais ce serait risquer de choquer les plus prudes de nos lecteurs, ceux qui ignorent tout de la Chanson du hérisson) reviennent au fil des Annales, étant les personnages principaux ou presque de six tomes parus entre 1987 et 1998. Puis en 2003 Pratchett publie un second Roman du disque-monde (après une fable animalière géniale intitulée Le Fabuleux Maurice et ses rongeurs savants), c’est-à-dire un roman se déroulant dans le même univers narratif que les Annales mais sans rapport direct à celles-ci, sans mention du Seigneur Vétérini, par exemple, ou suite logique implicite d’autres Annales. Ce roman-ci, Les Ch’tits hommes libres, offre de rencontrer Tiphaine Patraque, une gamine de neuf ans, alors aux prises avec la Reine des Elfes, munie d’une seule poêle à frire et de son courage, et de son bon sens, que le lecteur va accompagner, le temps de cinq romans, jusqu’à sa seizième année.

J’ouvre une parenthèse un rien personnelle : ce qui suit concerne des romans qui ne seront jamais des « classiques » puisque nulle œuvre romanesque à venir n’en découlera, mais qui sont pourtant autant de talismans personnels, comme déjà dit plus haut, dans lesquels trouver parfois une forme d’inspiration existentielle – et il en va de même pour une lectrice d’environ mon âge, et pour ma fille, âgée de dix ans. Tous trois, nous avons lu l’heptalogie d’Harry Potter, l’avons appréciée et pas qu’un peu – mais tous trois aussi, nous retrouvons dans les romans de Tiphaine Patraque une vibration plus pure, plus en rapport avec une vie terrienne, tout simplement humaine, que celle contenue dans l’univers sophistiqué créé par J.K. Rowling.

Les cinq romans dont Tiphaine Patraque est l’héroïne (oui, c’est une héroïne, modeste et puissante à la fois, pas juste un « personnage principal ») forment un roman d’apprentissage de la vie et, accessoirement, de la sorcellerie. Là s’arrête la comparaison potentielle avec Harry Potter : Les Ch’tits Hommes libres (2003 – date de publication en anglais), Un Chapeau de ciel (2004), L’Hiverrier (2006), Je m’habillerai de nuit (2010) et La Couronne du Berger (2015) sont profondément ancrés dans le réel, sans dissociation d’avec l’univers magique. Enfin, le réel… Celui du Disque-Monde, où une huitième couleur, l’octarine, est associée à la magie omniprésente, flottant quasi dans l’air, où l’Université de l’Invisible domine Ankh-Morpok, mégalopole oscillant entre Londres du XVe siècle et Babylone, où des espèces encore plus diversifiées que dans Le Seigneur des Anneaux se côtoient, toutes inspirées des légendes et mythes européens, avec une touche d’humour pratchettien en prime, où la technologie semble bloquée au Moyen Âge puis prend son essor vers le dix-neuvième siècle (le « clac », le train, etc.), où un certain Léonard de Quirm rappelle étrangement un Léonard touche-à-tout de génie de notre monde, et ainsi de suite. Surtout, le Disque-Monde avance dans l’espace posé sur le dos de quatre éléphants gigantesques eux-mêmes debout sur une tortue incommensurable nageant dans l’espace – la mythologie indienne est elle aussi passée par là (le bouddhisme y passera aussi, dans Procrastination). Dans ce Disque-Monde, une région éloignée de la capitale s’appelle le Causse : des collines calcaires essentiellement, où l’on mène une rude mais belle, mais intense, mais véritable vie de bergers, comme celle de la famille de Tiphaine – foin de sophistication, Tiphaine Patraque est un personnage aux pieds littéralement sur terre, chaussés qu’ils sont de godasses héritées de ses sœurs aînées. C’est dans ce réel que les histoires de Tiphaine Patraque sont ancrées, et ce réel rappelle souvent le nôtre (qui est moins magique – mais bon, entre la physique quantique, l’atome et autres joyeusetés, et l’énergie thaumique du Disque-Monde, la nuance est parfois invisible), parce que les problèmes qu’y rencontrent les gens, les questions qu’ils s’y posent, ressemblent fortement aux… nôtres.

Prenons un exemple tout simple : c’est quoi, être humain ? Ah la la, ma bonne dame, que voilà une question difficile, le genre de question qu’il vaut mieux délaisser en faveur de questions plus essentielles, telles que la vie sentimentale d’une quelconque starlette, l’évolution en première division d’un club de football provincial ou, tout aussi intéressant, la politique extérieure nord-américaine lorsqu’un psychotique total se trouve aux commandes du Titanic (réponse : politique psychotique) ! Certes, mais c’est la question qui nous fonde et nous obsède, surtout si on s’intéresse à l’éthologie, au moins autant qu’à la philosophie, et Terry Pratchett y répond par deux fois au moins au fil des histoires de Tiphaine Patraque. La première, c’est dans L’Hiverrier. Celui-ci est un dieu secondaire, qui ne sait que neiger, mais qui tombe par accident amoureux de Tiphaine (elle a commis une grave bêtise en intervenant dans une danse Morris – revisitée par Pratchett – lisez pour comprendre) ; pour rendre celle-ci amoureuse de lui, il décide de devenir humain, en se fiant à une comptine énonçant les éléments constituant un homme (« Assez de fer pour faire un clou », etc.) – à ceci près qu’il ne peut y parvenir parce que les trois derniers vers lui restent inaccessibles et incompréhensibles, dénués de sens pour lui qui ne peut qu’en rester… de glace : « Assez de force pour bâtir un foyer/Assez de temps pour tenir un enfant/Assez d’amour pour briser un cœur ». Oui, c’est ça qui fait de nous des humains. Et dans La Couronne du berger, c’est Morelle, la reine des elfes, malfaisante, ennemie jurée de Tiphaine depuis Les Ch’tits hommes libres et dont le peuple voit les humains comme juste des jouets (à détruire le cas échéant), mais qui, rejetée par son propre peuple, projetée dans le monde des humains, affaiblie et ensuite étonnée de la compassion que lui porte Tiphaine (qu’elle a voulu tuer dans Les Ch’tits hommes libres), apprend progressivement à devenir humaine : Tiphaine l’oblige d’abord à aider une vieille dame à porter une charge, et voilà que l’elfe sent monter en elle une vague de chaleur – c’est ça, être humain. Malheureusement pour cette reine déchue, qui sent progressivement grandir en elle ce sentiment d’humanité au point de contrecarrer au point de contrer les nuisances de son propre peuple qui désire envahir la réalité du Disque-Monde, et qui apprend et ressent la compassion et se dirige vers l’amour, elle ne pourra convaincre les autres elfes de la belle alliance possible avec l’humain – et en mourra.

Ce rapport à l’humain, ainsi qu’à l’inclusion de l’Autre dans l’humanité (acceptation serait plus exact), est omniprésent dans Les Annales : trolls, gobelins, loups-garous, vampires, zombies, nains, tous trouvent leur place dans la communauté un jour ou l’autre, dû entre autres à la politique du patricien Vétérini, favorable à l’inclusion des « minorités ethniques ». Certains sont ainsi croisés dans les romans relatifs à Tiphaine Patraque : le gobelin Du-Tour-Des-Ébarbures dans La Couronne du Berger, souffre-douleur potentiel des elfes désormais fier de travailler pour le chemin de fer (voir Déraillé, le dernier tome des Annales) ou Angua dans Je m’habillerai de nuit, la louve-garou désormais capitaine du guet d’Ankh-Morpork (et végétarienne). Dans l’ensemble des aventures de Tiphaine Patraque, il est ainsi question d’un petit peuple à l’humanité moins douteuse que l’hygiène (ne jamais s’intéresser au contenu d’un « spog », afin de préserver sa santé mentale et le contenu de son estomac, pas nécessairement dans cet ordre), les Nac Mac Feegle : des lutins au moins aussi bagarreurs qu’espiègles, kiltés et amateurs de boissons fortes, à peu près indestructibles d’autant qu’ils sont persuadés d’être déjà morts et ignorent par conséquent le sens du mot « peur », redoutables mais attendrissants amis qui sont liés à elle par un « jahar » (qui n’est pas un gros oiseau, malgré ce dont est persuadé le brave Guiton Simpleut, le benêt total du clan) et qui présentent un grave défaut : leur demander quelque chose, c’est l’assurance de se voir exaucer – heureusement, que personne ne leur demande de déplacer une montagne, la géographie en serait bouleversée…

Les Nac Mac Feegle sont l’élément récurrent de comédie, des Ch’tits hommes libres (c’est d’eux qu’il s’agit) à La Couronne du berger : rendue de truculente façon par l’excellente traduction de Patrick Couton, leur langue est un bonheur – surtout lorsqu’ils sont affreusement gênés, ce qui arrive régulièrement étant donné leur rapport biaisé à la propriété ou à l’intimité. Sans parler du drame qui arrive à Rob Deschamps, leur chef, dans L’Hiverrier : sa femme veut qu’il apprenne à écrire, or les Feegles ont horreur des mots écrits – car un mot écrit ne peut signifier, pour eux, qu’un acte d’accusation ou un mandat d’amener… La femme de Rob Deschamps, c’est Jeannie – elle est la « kelda » de son clan. Cette « kelda », seule femme du clan mais maîtresse absolue de celui-ci, est une sorcière, une voyante, l’héritière, la dépositaire sacrée d’un savoir transmis de « kelda » en « kelda » depuis des millénaires. Michelet s’y retrouverait. Quant à Tiphaine, elle fut par intérim « kelda » du clan en question, quelques jours durant, lorsqu’elle avait neuf ans, et elle est désormais pour les Feegle « la michante sorcieure des collines », qui « s’en occupe, qui vaeye sur elles ».

Tiphaine, après une première aventure qui aurait pu rester sans suite, Pratchett va lui offrir parmi ses plus belles pages, celles où il montre l’apprentissage de la vie – qui est sorcellerie, à moins que la sorcellerie soit la vie ? Tiphaine est d’abord repérée par miss Tique, la sorcière aux airs d’institutrice guindée dont la mission essentielle consiste à suivre de loin en loin les petites filles aux aptitudes particulières afin de veiller à ce qu’elles ne soient ni victimes de leur entourage (un bûcher est si vite monté, une noyade est si vite organisée – surtout lorsque revient le Rusé, dans Je m’habillerai de nuit, ce « fantôme » toujours disposé à trouver un « esprit venimeux » pour l’accueillir, et qui fit écrire Le Bûcher des sorcières), ni victimes d’elles-mêmes (des pouvoirs non compris, et non guidés, peuvent s’avérer dangereux pour qui les détient). Miss Tique est éblouie par la jeune Tiphaine, qui voit clair en elle – car Tiphaine, comme toute bonne sorcière possède le terrible « troisième degré » : « Le premier degré concerne les réflexions de tous les jours. Tout le monde a ça. Le deuxième concerne les réflexions sur la façon dont on réfléchit. Ceux qui aiment réfléchir en ont un de ce type. Le troisième degré est celui qui observe le monde et réfléchit tout seul ». C’est peut-être une définition à laquelle agréerait Michelet : la sorcière est celle qui possède le don de clairvoyance, sur autrui et sur elle-même, ce qui peut avoir le don d’agacer, voire éveiller la défiance – ce n’est pas pour rien que miss Tique elle-même a fait imprimer et mis en circulation un manuel expliquant comment se débarrasser des sorcières… dont la méthodologie lui assure en fait qu’aucun mal ne puisse lui être fait durant ses tournées ! Il est vrai que dans un monde où une vieille dame vivant seule dans les bois avec un chat et ayant juste tendance à marmonner se voit abandonnée de tous après qu’on a lapidé son animal de compagnie…

Par la suite, Tiphaine va être confrontée à d’autres sorcières, qui sont autant de morceaux d’anthologie souvent humoristiques, mais aussi de facettes de l’humanité – à commencer par la revêche Mémé Ciredutemps, implacable mais discrètement attendrie par un chaton nommé Toi (faire simple, toujours, façon brute bourrue) qui devient lui-même un animal quasi magique. Puis il y a la truculente et un rien dévergondée Nounou Ogg, puis les sorcières chez qui Tiphaine va « entrer en service », madame Niveau, mademoiselle Trahison (qui lui apprendra toute l’essence du « pipo »), et bien d’autres sorcières, vieilles (inénarrable madame Proust, le « pipo » du « pipo ») ou jeunes, celles-ci étant ses camarades en apprentissage (de l’imbuvable Annagramma, qui apprendra à devenir une personne et non un personnage, à l’attendrissante Pétulia, la réservée qui possède en elle de la puissance… en réserve) – toutes vont lui apprendre, directement ou indirectement, ce que c’est qu’être une sorcière, au point que Tiphaine se rendra compte que sa propre grand-mère, Mémé Patraque, sans en avoir le titre, en était peut-être bien une, et une puissante encore, elle qui régnait sur le Causse des bergers tout en en remontrant au baron. Elle aussi qui disait qu’il fallait être une voix pour ceux qui n’en ont pas – Michelet à nouveau aurait apprécié.

C’est peut-être là la plus belle définition de la sorcière, celle qui appartient à une région autant que la région lui appartient, proposée par Terry Pratchett. C’est aussi celle qui, comme Tiphaine, « est la première parmi les bergers parce qu’elle place les autres avant elle-même », celle qui parvient à empêcher la « musique sauvage » (un chapitre d’une dense et rare intensité sombre en ouverture de Je m’habillerai de nuit, comme une vision hallucinée d’un peuple rêvé par Michelet procédant à sa propre justice immanente) de devenir meurtrière, celle qui est présente pour ceux qui en ont besoin, d’un bébé à naître à un vieil homme plus capable de couper lui-même les ongles de ses pieds (les rognures, dures à souhait, deviendront des armes redoutables entre les mains des Nac Mac Feegle), en passant par une petite fille à préserver de la négligence de sa mère parce qu’elle est… fille, celle qui peut remettre en question la domination masculine par sa seule présence, empreinte de sagesse et de bon sens (pauvre Roland, devenir baron sous le règne de Tiphaine – et non le contraire, malgré tout le sens de la mesure de celle-ci). Celle qui tout simplement fait ce qui doit être fait, à s’en salir les mains, sans fariboles, sans grands gestes ni grands mots (exit Madame Persoreille, tellement vaniteuse qu’elle en devient intéressante car elle seule résiste au « gueulamour » des elfes dans La Couronne du berger), en n’oubliant jamais qu’elle aussi vient du peuple, sa famille (ces passages, émouvants, où une Tiphaine exténuée par la charge de travail, retrouve la maison familiale et prend plaisir à simplement faire un fromage, elle qui excelle à cet art), qu’elle est ancrée dans un sol et une histoire (Éclair et Tonnerre à sa rescousse – esprits des chiens de Mémé Patraque ou esprits du Causse ? – lisez, vous comprendrez toute l’émouvante magie de ces deux mots…), qu’il y a un équilibre à trouver (entre le feu et le froid, par un don énergétique plus que magique), que la douleur peut s’enlever mais pas disparaître, et la vie être donnée – et qu’elle est femme autant qu’une sorcière, qu’elle en arrive à l’âge, devenant même amoureuse d’une façon magique (c’est-à-dire humaine), à la fin de Je m’habillerai de nuit.

La sorcellerie, et son rapport à l’Autre, Tiphaine l’apprend au fil de cinq romans – mais ces romans sont bien plus, ils sont eux-mêmes issus d’une forme de belle sorcellerie, littéraire et humaine, et ils racontent la vie, ils racontent le désir, avec un humour d’une tendresse absolue (j’avoue n’avoir jamais autant ri aux éclats qu’en lisant les Annales du Disque-Monde et ses romans, en particulier dès qu’il est question des Nac Mac Feegle). Ils racontent l’humain, sa dignité à tous les âges, l’envie qu’il a que soit entendu ce qu’il porte en lui – dans La Couronne du berger, les vieillards à la pension, désœuvrés, retrouvant une raison d’être grâce aux « cabanes » et à la guerre contre les elfes, mais aussi Geoffroy devenant une sorcière parce qu’il en est une, tout simplement, ou Margot, la première Nac Mac Feegle à se battre aux côtés de ses frères (il est vrai qu’Horace le Fromage était déjà devenu Feegle honoraire – le Disque-Monde, haut lieu de l’inclusion de l’Autre – et que, a contrario, P’tit Arthur le Dingue, un Feegle, a été élevé par des gnomes et s’en pensait un, jusqu’à ce que… bon, zut, lisez et riez !), devenant qui ils sont sans se préoccuper de ce que leur sexe, leur âge ou leur espèce, semblait leur dessiner comme destinée. Tout cela, c’est aussi de la sorcellerie, affaire de femmes, ou plus exactement de la part féminine de l’Homme – les mages et leurs grimoires restent à l’écart, et le roi de Lancre s’incline lorsque sa femme, Magrat, enfourche à nouveau le balai pour combattre les elfes – et qu’elle lui lance un porte-bébé (« C’est un homme très intelligent, mais, qu’on lui donne un bébé, et c’est un empoté. Elle sourit. Il apprendrait ») ; mieux, il l’encourage ; mieux encore : il la respecte et reconnaît sa puissance. Mais pas pour autant affaire aisée, que celle de la sorcellerie : « Il n’était jamais facile d’être une sorcière. Oh, le balai, c’était génial, mais, pour être une sorcière, il fallait du bon sens, tellement de bon sens que c’en était parfois douloureux ».

 

Toute la puissance ensorcelante des romans de Pratchett, écrits avec une verve telle qu’il est difficile de s’en détacher une fois qu’on en a commencé un, tient dans ce balancement, humain, terriblement humain, entre la légèreté de ton et la gravité du propos, qui permet de rire tout en ayant de petits et profonds aperçus sur ce qui fait que nous sommes nous, y compris notre part d’ombre. Et qui donne aussi envie d’éveiller en chaque personne, tant femme qu’homme, une petite part de sorcellerie. D’ailleurs, une chose émeut : La Couronne du berger, le plus puissant des cinq romans dont Tiphaine Patraque est l’héroïne, le plus humain, le plus beau, est aussi le dernier roman écrit par un homme qui se savait depuis huit ans atteint d’une forme rare de la maladie d’Alzheimer ; c’est comme s’il avait voulu laisser derrière lui une forme de belle et tendre sagesse, entrecoupée des « Miyards ! » poussés par un clan de Feegle complètement « cwit » (miss Tique, qui a rédigé un glossaire Feegle, admet le sens « fatigué » pour ce mot – étant donné le goût des Feegle pour tout ce qui se boit, surtout si l’étiquette est ornée d’une tête de mort, c’est gentiment naïf de la part de miss Tique), en totale bagarre avec la Mort, qui elle-même les a chassés des Enfers tant ils sont… attendrissants de brutale maladresse emplie d’une bonté fabuleuse, en fait. Et cette sagesse, c’est comme si elle ne pouvait être que celle d’une jeune sorcière qui a affronté beaucoup (y compris de l’ancestral « rucheur », dont elle a compris le désir tout humain d’au fond être protégé, lui qui avait peur de tout et s’emparait de l’âme des puissants, d’un dinosaure à… Tiphaine afin de tenter d’exister, de subsister en fait) et en a retiré plus de désir de vivre que de défiance face à la vie.

Il se pourrait que le portrait véritable de la sorcière en tant que femme puissante, et donc être humain absolu, en rapport avec l’Autre, c’est Terry Pratchett qui l’ait dressé, dans cinq ouvrages que d’aucuns regarderaient avec mépris dû à leur appartenance générique – alors qu’ils éprouveraient une grande joie à les ouvrir et s’en imprégner. Une petite fille lisant les aventures de Tiphaine Patraque risque de voir éclore en elle le désir d’une belle puissance féminine dans le monde – et le monde en sera plus beau. À condition il est vrai qu’elle rencontre un homme tel que Preston, une perle rare puisque homme sans relation problématique à la virilité. Mais ce désir de magie dans le monde, n’importe quel lecteur avec un « coeurps » absolu le ressentirait à la lecture de ces cinq romans, peu importent son sexe, son âge ou, par respect pour tous les habitants du Disque-Monde qui liraient cette chronique, son espèce.

 

En guise de conclusion souriante et sensuelle (sensuellante ? comme ensorcelante ?) à cette chronique en deux parties sur la sorcière, un poème s’impose : L’Amour tombe des nues, signé d’un sorcier des mots, Robert Desnos (1909-1945), qui lui aussi résista au Laid et malheureusement en mourut, lors d’un massacre total qui pourchassait la part magique de l’Homme au nom d’une horreur hyper-rationaliste, avec un goût pour l’industrialisation de l’avilissement et de la mise à mort tiré d’un sale grimoire publié en 1925, dans lequel la sorcellerie avait désormais une étiquette religieuse et plus aucun sexe, ce qui allait faciliter l’érection de bûchers transformés en usines à faire disparaître l’Humain :

 

Un samedi du Moyen Âge

Une sorcière qui volait

Vers le sabbat sur son balai

Tomba par terre du haut des nuages.

Ho ! ho ! ho ! madame la sorcière

Vous voilà tombée par terre

Ho ! ho ! ho ! sur votre derrière

Et les quatre fers en l’air.

Vous tombez des nues

Toute nue

Par où êtes-vous venue ?

Sur le trottoir de l’avenue ?

Vous tombez des nues,

Sorcière saugrenue.

Vous tombez des nues,

Vous tombez des nues,

Sur la partie la plus charnue

De votre individu.

Vous tombez des nues !

On voulait la livrer aux flammes

Cette sorcière qui volait

Vers le sabbat sur son balai

Pour l’Ascension

Quel beau programme.

Ho ! ho ! ho ! voilà qu’la sorcière

A fait un grand rond par terre

Ho ! ho ! ho ! quel coup de tonnerre

Il tomba d’l’eau à flots !

L’eau tombe des nues

Toute nue

Éteint les flammes tenues

Et rafraîchit la détenue.

L’eau tombe des nues

Averse bienvenue

L’eau tombe des nues

L’eau tombe des nues

Et la sorcièr’ se lave nue

Oui mais dans l’avenue

L’eau tombe des nues.

Qu’elle était belle la sorcière

Les Présidents du Châtelet

Les gendarmes et leurs valets

La regardaient

Dans la lumière

Ho ! ho ! ho ! un éclair qui brille

Et ses beaux yeux qui scintillent

Ho ! ho ! ho ! notre cœur pétille

Nous sommes sourds d’amour.

Nous tombons des nues

Elle est nue

Oui mais notre âme est chenue

Nous avons de la… retenue

Nous tombons des nues

Ô Sorcière ingénue

Nous tombons des nues

Nous tombons des nues

Qu’on relaxe la prévenue

Elle nous exténue

Nous tombons des nues

Je tombe des nues

Tu tombes des nues

Le monde entier tombe des nues

L’amour tombe des nues

Viv’ les Femmes nues.

 

Didier Smal

 

Terry Pratchett (1948-2015) est un auteur anglais de fantasy. Son œuvre la plus connue, Les Annales du Disque-Monde, est traduite en plusieurs langues et compte d’innombrables fans. Il a reçu en 1998 l’Ordre de l’Empire Britannique pour services rendus à la littérature, ce qui lui fit dire : « Je soupçonne que ces services rendus à la littérature ont consisté à me retenir d’en écrire ».

 

Lire la première partie de la chronique

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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.