La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura (par Patryck Froissart)
La femme à la jupe violette, Natsuko Imamura, avril 2022, trad. japonais, Mathilde Tamae-Bouhon, 117 pages, 15,80 €
Edition: Mercure de FranceCourt roman ou longue nouvelle, La femme à la jupe violette met en scène le personnage éponyme du titre que la narratrice, elle-même actrice intradiégétique du récit, croise d’abord dans son quartier comme le fait aléatoirement un quidam d’un autre avant de fixer son attention sur cette inconnue avec un intérêt croissant, une curiosité de plus en plus exclusive, jusqu’à l’obsession.
La narratrice, Gondó, qui raconte à la première personne, et qui se dénomme elle-même, en opposition à « la femme à la jupe violette » (dont on apprendra furtivement qu’elle s’appelle Mayuko Hino), « la femme au cardigan jaune », est cheffe d’une escouade de femmes de ménage dans un grand hôtel.
Agissant dans l’ombre, à l’insu de celle qu’elle épie constamment et dont elle parvient à connaître tous les aléas d’une existence singulièrement solitaire et d’une vie professionnelle précaire, faite de courts contrats entrecoupés de périodes de chômage, réussit à faire en sorte, par un stratagème ignoré de Mayuko Hino, que celle-ci se présente à un entretien d’embauche suite à quoi elle obtient un emploi de femme de ménage dans ledit hôtel.
L’intrigue, qui se noue et se dénoue à partir de là en grande partie dans le monde clos de l’hôtel, est prétexte pour l’auteure de mettre en lumière, par le seul récit du quotidien qu’en fait la narratrice, les dessous méconnus de l’activité de ce prolétariat anonyme, la précarité des conditions de travail de ces ouvrières invisibles, les mécanismes de pression que permet d’actionner sur chacune la structure hiérarchique existant à l’intérieur même des équipes et à laquelle se superpose un système rigide d’échelons de responsabilité, de pouvoir, et de décision.
Le directeur fait ensuite la liste des erreurs commises la veille : « Chambre 215, le miroir n’a pas été nettoyé. Chambre 308, on a oublié de mettre de l’eau chaude dans la théière. Chambre 502, on a omis de plier l’extrémité du rouleau de papier toilette en triangle… ».
L’astuce narrative dont use avec finesse Natsuko Imamura consiste à ne jamais dénoncer explicitement. Tout se passe, se devine, se dévoile, émerge dans les relations horizontales et verticales entre les membres des équipes affectées à des étages différents, à des chambres réservées à des catégories sociales de clientèle variables. L’essentiel s’apprend dans les conversations, dans les remarques des unes et des autres, des unes à propos des autres, des jugements, appréciations, critiques, jalousies que les unes expriment à l’endroit des autres, dans les ragots échangés et les sous-entendus chuchotés. Et tout est vu et dit comme étant banal, normal, comme le cours plutôt tranquille d’un train-train certes affairé mais nécessairement accepté.
Même les petits larcins, les détournements de savonnettes, de cendriers, de sachets de thé, de restes alimentaires laissés par les clients ayant réglé leur note, les pauses que s’octroient les cheffes en s’enfermant un moment dans les chambres vacantes… tout est présenté comme étant pratique commune, connue mais tue, et moralement admissible.
Cette première journée terminée, Tsukada remet un fruit à la femme à la jupe violette. Une grosse pomme rouge.
« Vous êtes sûre que je peux ? hésite la femme à la jupe violette
[…]
– Ça va ! Tout le monde se sert. Même moi, voyez ! »
Tsukada désigne sa poitrine, étrangement rebondie. […] A droite, elle cache une pomme ; à gauche, une orange…
C’est à l’intérieur – et à l’extérieur – de cette sphère socio-culturelle qu’évoluent nos deux protagonistes, dont l’une ignore qu’elle est perpétuellement guettée par l’autre, espionnée dans ses moindres faits et gestes, suivie dans ses déplacements, dans la rue, dans les transports publics, dans les relations, y compris amoureuses, qu’elle développe et entretient.
Le lecteur, pris dans cette toile arachnéenne en permanent cours de tissage, invité à partager avec la narratrice espionne la focalisation externe, exclusive, dont le point de mire obsédant est la femme à la jupe violette, est tenu en attente de ce qui va advenir de cette étrange liaison à sens unique et sans contact, dont le déroulement prendra une tournure tragique.
Un savoureux entremets littéraire.
Patryck Froissart
Natsuko Imamura, autrice japonaise, a été sélectionnée trois fois pour le Prix Akutagawa avant de l’obtenir en 2019. Elle a aussi reçu le Prix Osamu Dazai, le Prix Yukio Mishima, le Prix Hayao Kawai, ainsi que le Prix Noma des nouveaux auteurs.
- Vu : 1382