La farce des Damnés (Auto dos Danados), Antonio Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)
La farce des Damnés (Auto dos Danados, 1985), Antonio Lobo Antunes, Éditions Points, 1998, trad. portugais, Violante Do Canto, Yves Coleman, 330 pages, 7 €
Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Points
Roman de la décadence – celle des suppôts de la dictature abattue – La farce des Damnés est en effet une farce burlesque, celle que joue une bourgeoisie lisboète terrorisée par la Révolution des Œillets dans laquelle ils voient le déferlement létal du communisme. La scansion « dentaire » du début du livre – des bouches truffées de dents cariées, de molaires déchaussées, d’abcès gingivaux – est métaphore du pourrissement d’une classe sociale qui a participé à l’oppression salazariste au Portugal et – on connaît le tropisme d’Antonio Lobo Antunes pour cette période – dans ses colonies. Le dentiste blasé qui explore encore et encore les cavités buccales de ses patients est au-delà de tout intérêt pour son métier, son monde, sa vie : il est l’expression ultime d’une caste à l’agonie.
Je nettoyai la cavité que le plastique avait laissée, soignai au mercurochrome les écorchures, les miasmes repoussants de cuisine campagnarde, les caries que la résine et le métal faisaient pourrir entre les dents.
Putréfaction et mort hantent le roman, comme l’annonce de la fin d’une époque et de l’heure venue de payer des décennies d’exactions. Le narrateur ne voit plus la réalité, elle est soit métaphorisée en agonie, soit tenue à distance par les images en boucle des films qui défilent dans l’espèce de vidéoscope qui tourne dans sa tête et qu’il regarde par intervalles réguliers tout en charcutant ses patients. Rien n’échappe à l’annonce de l’anéantissement.
Le deuxième mercredi de septembre mille neuf cent soixante-quinze, le réveil me repêcha de mon sommeil à huit heures du matin, de la même façon que les grues sur les quais ramènent à la surface les voitures toutes velues d’algues, qui ne savent pas nager. Je remontai dans les draps, les bras et les pieds dégouttant de nuit, jusqu’à ce que la grue déposât sur la moquette, à côté des souliers de la veille, mon cadavre rouillé de chassies, déformé par les cernes et perclus de rhumatismes. Comme les cadavres à la morgue, Ana s’enveloppait à l’autre bout du lit, et le pissavia de ses cheveux emmêlés émergeait des draps.
Les habitués de ses romans savent la dextérité avec laquelle Antonio Lobo Antunes joue des registres de langue. Dans cet ouvrage, il emprunte au roman noir une langue hardie, souvent grossière, tout en gardant sa fascination habituelle pour le jeu des longueurs de phrases : une courte, qui s’étire, qui s’étire encore, jusqu’à friser la phrase « totalisante » qui évoque Faulkner dans son entreprise de capter jusqu’au moindre détail de l’affect ou du tableau. La toile langagière dans laquelle le narrateur est pris ressemble à s’y méprendre à la toile de névrose qui l’enserre.
Tous les personnages de l’étrange famille sont névrosés, trimballant les symptômes de la décadence : moraux, sexuels, sociaux. Ils portent en eux la haine de ceux que l’Histoire condamne à la disparition. Ils ne se contentent pas de haïr les autres – communistes, immigrés des colonies – mais ils se haïssent par-dessus tout eux-mêmes, entre eux et en eux. Les fondements de la famille en sont dynamités, emportés dans le déferlement de violence intérieure irrépressible qui saisit les acteurs, à commencer par le père-narrateur, boule d’amertume et de déréliction.
Je n’avais rien en commun avec ces deux imbéciles épileptiques qui cassaient les vases et les lampes, abîmaient l’aiguille de mon pick-up, bousillaient mes disques, se battaient constamment, rendaient fous les pères du collège, échouaient d’année après année à leurs examens avec l’orgueilleuse irresponsabilité des membres de ta famille, de sorte que, si un inconnu me lançait Combien d’enfants avez-vous ? j’hésitais avant d’extraire de mon portefeuille les photos de ces sauvages, franges blondes, traits joufflus, grimaces perverses : Ils ne me ressemblent guère, expliquais-je, ils sont beaucoup plus du côté de leur mère, et je rangeais mon portefeuille, changeais de sujet et parlais d’autre chose.
Fous et idiots errent dans cette famille dévastée, pataugeant dans les passions tristes, les trahisons parentales, le mépris et le dégoût. Comme ce vieil homme qui fait tourner des trains électriques et se croit responsable des transports ferroviaires du pays, tout semble factice, illusoire, mensonger. Jusqu’au pays même, avec lequel Antonio Lobo Antunes continue à régler ses comptes inextinguibles.
C’est au Brésil, un ou deux ans après la révolution, que j’ai compris que le Portugal – tout comme les trains de mon père – n’existait pas. C’était une fiction burlesque des professeurs de géographie qui avaient créé des fleuves et des montagnes et des villes gouvernées par des dynasties successives de valets de cartes à jouer, auxquels succédèrent, après une demi-douzaine de détonations au bruit amorti de stands de tir, des individus à barbiche et lunettes emprisonnés dans des cadres ovales, observant le Futur avec la myopie sévère des élus, pour que tout, finalement, se dilue dans la blanche paix sans reliefs ni contours du salazarisme, pendant lequel ma famille avait prospéré comme le ver dans le bois, dévorant la sciure de fabriques et de montes.
La méta-métaphore du pourrissement qui traverse ce roman en fait un chant de mort d’un pays ravagé par le Mal de son passé, et un sommet de la littérature de la décadence.
Léon-Marc Levy
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