La fabrique de levure, Jakub Kornhauser, par Hans Limon
La fabrique de levure, Jakub Kornhauser, Éditions Lanskine, mars 2018, trad. Isabelle Macor, 104 pages, 14 €
La maison de Jakub
« Mon cher généralissime, Hartmann bouillonne comme bouillonnait Boris, – des sons et des idées sont suspendus en l’air, je suis en train de les absorber et tout cela déborde, et je peux à peine griffonner sur le papier ; je suis en train d’écrire le n°4. Les transitions sont bonnes (la promenade). Je veux travailler plus rapidement et de manière plus sûre. Mes états d’âme peuvent être perçus durant les interludes. Jusqu’à présent, je pense que c’est bien tourné… » (Lettre de Moussorgski à Stassov en juin 1874, durant la composition des Tableaux d’une exposition).
Un recueil est tout à la fois un faisceau de textes, un lieu de refuge et, par translation sémantique, l’occasion d’un recueillement, d’une plongée en soi, un soi qui ne serait pas seulement le point nodal d’une subjectivité restreinte, mais le centre de gravité d’un peuple disparu, celui d’une Europe à peine remise de ses traumatismes, orpheline de ses Juifs d’avant-guerre et pourtant riche de réminiscences, d’œuvres et de témoignages qui la font sempiternellement revivre après toutes ses morts. « Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition » disait fort justement Marcel, dans son Temps retrouvé.
Tout recommence donc en 1984, avec Jakub Kornhauser et La fabrique de levure. Amusant, pour un germanophone, de constater que, dans la langue de Goethe, « Kornhauser », à deux petits points près, signifie « maisons du grain ». 1984, année dystopique sur la frise orwellienne, séisme amniotique sur l’échelle de Cracovie, qui mène jusqu’au 50 rue Smoleń. Dès les premiers blocs de prose, qui m’ont inévitablement rappelé Baudelaire, Nerval, Char, Nietzsche et même Cioran, il m’est apparu comme nécessaire de prendre le train pour, moi aussi, retrouver les maisons de mon enfance. L’une d’entre elles, en particulier, située à la campagne et complètement délabrée. Adossé au mur d’une ancienne épicerie, j’ai dévoré les sept sections, en effleurant de temps à autre, d’un index indécis, la couverture bleue derrière laquelle j’avais glissé le brouillon d’un éminent écrivain désormais bien incapable de crayonner quoi que ce soit. J’étais à Calais, j’étais à Cracovie, avec Jakub, et je voyais les objets se mélanger aux personnes, apparitions tout contre apparitions, les élèves édentés du heder traverser le passage clouté, les actions suspendre les descriptions – « L’escalier de bois était plongé dans l’obscurité, nous mangions des oranges » – les moments intimes s’encanailler auprès des piverts, les étoiles mouillées, par un lyrisme d’un contraste brut et saisissant, déserter le ciel juste après la découverte hasardeuse d’un corps sans vie, les zeugmes prêter main forte aux chats interdisant l’entrée de la salle de bains à madame K.
Puis je dévorai les tableaux, bientôt caressé par la branche d’un peuplier secoué par le vent matinal. Soutine, Malevitch, Schiele, Klee, Ensor. D’aucuns pourraient penser qu’il ne s’agit là que d’un simple agrégat de poèmes, d’un exercice de style sans aucune unité. Mais le réel n’est-il pas lui-même le fruit d’une représentation ? Un tableau que chaque individu ordonne à sa manière ? Et pour paraphraser Clausewitz, la peinture n’est-elle pas la continuation de la vie par d’autres moyens ? En choisissant ces peintres issus des mouvements avant-gardistes (cubisme, expressionnisme, surréalisme), c’est encore l’enfance que Jakub invoque-évoque, la sienne et celle de l’Europe, et ce sont encore les Juifs d’avant-guerre qu’il ressuscite à travers ses descriptions minutieuses, grotesques, farfelues, avec ses schibboleths qui résonnent comme des mantras mirifiques – shoïhet – melamed – matza –, et c’est plus que tout la disparition qu’il fait apparaître lorsque, survolant Schiele, il donne à sentir cet air qui « étrangle à la façon d’un cordon ombilical », abandonne à revoir cette mère qui « tour à tour s’ouvre et se referme » comme un livre, comme un album à souvenirs. L’omniprésente absence, capable de néantiser la matière la plus réfractaire, le passé qui surgit des objets, les odeurs, les charognes et l’œil (de l’esprit) qui relie ces innombrables débris pour s’en faire une histoire, une enfance, une maison.
La traduction d’Isabelle Macor, au plus près du « modèle » d’origine, en elle-même re-création poétique et moyen d’accès direct à cette poésie picturale et sobrement onirique, contribue également à un certain effet d’exposition en mouvement, de promenade littéraire, français et polonais étant placés côte à côte, non par exotisme dérisoire, mais par souci de cohérence : tableaux, poèmes et fantasmagories sont les formes qu’au fil du hasard adopte la même étincelle de vie et de création. Macor a traduit Kornhauser qui a traduit ses rêves qui ont eux-mêmes traduit l’époque évanouie d’une Europe foisonnante. Les traductions sont des poignées de mains par-dessus les frontières.
Sans jamais tomber dans la sensiblerie, avec une écriture incroyablement dense, tantôt lyrique – certains passages, notamment Le joueur de flûte sont très proches d’un romantisme cosmique à la Victor Hugo –, tantôt cynique et bouffonne, Kornhauser réussit à réaliser d’un point de vue poétique ce que Michael Lentz avait réalisé d’un point de vue romanesque, avec son Muttersterben : la figuration de la défiguration. Le combat de Jakub (et l’Ange ?), ou plutôt l’idéal de Jakub est probablement de constituer un espace « au carrefour à peine visible des derniers carrés de chocolat et des kilomètres d’asphalte » où ses premières années coïncideraient avec le monde d’hier, la société multiculturelle que les trentenaires d’aujourd’hui ne connaissent que par l’intermédiaire des aïeux ou des livres, les idéaux de toujours et les tableaux des modernistes, ces grands accrochés auxquels nous nous accrochons encore et toujours. Une maison à sept étages.
S’il est une leçon que la poésie française peut et doit tirer de la poésie polonaise et plus largement étrangère, c’est qu’il est tout à fait salutaire de creuser son propre nombril, pourvu qu’il permette d’accéder au noyau dur, au centre de la terre, de sa terre.
Je suis finalement rentré à Paris, mais pas immédiatement chez moi. Il m’a fallu faire un détour par le Père-Lachaise. Quelques mois auparavant, une amie, Tunisienne d’origine, Mexicaine d’adoption, Parisienne de passage, m’avait donné rendez-vous sur la tombe de Chopin, son corps sous nos pieds, son cœur en Pologne. Ce jour-là, un guide italien faisait visiter le cimetière à des touristes hongrois. Quelques heures plus tard, j’immortalisai l’instant :
« Au pied du saint pianiste, un guide original
contait l’histoire occulte et le drame idéal.
D’un accent fort tonique, il marmonnait Choupane
et mêlait au vent chaud son odeur de Gitane ».
Mais en revenant de Calais, j’étais seul, grave et, tandis qu’un rayon de soleil s’efforçait en vain d’égayer Euterpe affaissée, j’ai regretté cette branche poussée par le vent, quelques rêves plus tôt, et j’ai pensé que mon cœur était au Nord, et mon âme un peu là-haut.
Sur le plus petit bourgeon
de ton frère éclos
vois : ton peuplier.
H. Limon
Hans Limon
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