La Donation du monde, Christian Doumet
La Donation du monde, Christian Doumet, éd. Obsidiane, mai 2014, 64 pages, 14 €
Le récit d’un fruit à graines
Déjà, avec le premier « tiens » du livre, on se sent convié, concerné et pris, pris pratiquement dans une espèce d’ontologie de la grenade, le fruit à graines, en une sorte de voyage, de récit narcissique et personnel. Ce qui veut tout de suite dire que l’on suit le destin de la grenade depuis son rouge naturel vers le noir, qualité propre à ce fruit, qui conserve bien armée une quantité de petits grains, à la fois solide et en contact avec l’amertume de la peau – qu’elle soit rouge ou noire. Ce qui veut dire encore une fois que le lecteur que je fus se faisait le témoin d’une aventure de langage, parcours presque charnel que m’a fait fréquenter le poème. Lors si Bei – personnage principal – est pour cela présente derrière la grenade en question, si Bei donc se déplace, elle fait glisser à elle Shanghai jusqu’en la rue Mouffetard. Bei incarne désormais une sorte de route vers un principe poétique.
Donc : la grenade. Fruit du rassemblement, de l’église, de la parenté céleste, du public spirituel. C’est comme cela que je considère la grenade de Christian Doumet. Et qu’elle rentre dans sa vie par le truchement machinal en quelque sorte d’une étrangère, d’une chinoise de Chine, ne fait que rendre le produit de cette fructification aussi signifiant que le concept de visage chez Levinas. Ce concept, je le comprends, comme celui qui oblige chacun à la « lecture » du visage de l’Autre, dans un projet moral qui confine autrui à soi-même. Dès le premier vers nous y sommes. Je cite :
Bei descend rue Mouffetard / où commence la saison des grenades / « Tiens ! Dit-elle »
Cela dit, je crois pouvoir poursuivre une lecture en me fiant à une vision platonicienne, où la langue augmente le réel, le fait fructifier, l’agrandit. Car le récit de ce poème est agrandi par le poème. Et même si je me trompe et que c’est plutôt le « tout ensemble » d’Aristote à quoi il faut croire, il reste que le langage est un vêtement qui signifie pour l’agrandir le réel lui-même, l’ennoblit.
Car le mystère attaché à certaines idoles de paille est moins grand
que l’épaisseur et que l’éloignement de ce
« tiens, prends ! » habillé en grenade
Pour moi, cela veut dire quelque chose de très personnel, sachant que je lis le Talmud où je m’attache à chercher derrière les interdits et les autorisations quelque chose de sacré. Eh bien je retrouve un peu duTalmud dans la lecture de Doumet, où je cherche dans la grenade la lettre même du poème. Si l’on poursuit cette idée, je dirais que le poème n’a presque pas besoin de réel, puisqu’il est le réel lui-même qui se défait sous les yeux du lecteur. Ici, peut-être, doit-on chercher le silence, comme la section 25 du recueil nous y autorise, silence qui est à la fois cela par quoi le poème arrive, et l’ennemi contre qui le poème lutte ; à la fois la nécessité inévitable d’un bruit de la parole pour rendre ce « tout-autre » du bruit, c’est-à-dire le silence du silence, originel, rituel, allant vers l’holocauste, un peu à la manière que distingue Derrida dans son dialogue sur la cendre.
Je ne dis que peu des choses du poème dans ces lignes, où résident peut-être des figures romaines ou étrusques, une nomenclature chronologique des penseurs de l’Occident, un peu de la théorie des fractales, Martin Buber, Hiroshige peut-être ou l’Ève d’Hans Baldung Grien. Et si je peux me permettre des citations très courtes, je dirai : Le monde venu déplacer monde (section 14) (…) Unis par le sang du lexique (section 13) (…) l’or, le sang, le soulèvement des jeudis noirs (section 6) ; citations simplement faites pour faire entendre que le poème est plus vaste que ce que je raconte, qu’il transcende, qu’il améliore.
Et ainsi, et peut-être surtout, la présence du poète, pour moi qui aime voir l’homme derrière les œuvres. Avec ces lignes de la section 40, je voudrais conclure, en citant in extenso, de manière à comprendre comment le corps disparaît dans le langage et bizarrement ne fait exister que par lui :
Un mois tout rond merde ! elle respire
Certains l’ont vue
prétendent que l’épiderme est parfois pris de soulèvements
puis de rétractations trois fois de suite
hoquets lyriques et
dégonflés de plus en plus profonds
le souffle court comme dix étages à pied
Elle pourtant là immobile encore
Est-ce nous qui à force
le cœur porté hors de nous-mêmes
insensibles épandus
mi-reclus mi-extase
nous par transfert
prenant notre psychanalyse pour objet amoureux
la belle affaire !
Une grenade au divan
tout le psycho explose
et nous les crapauds-buffles continuant là au milieu nos pompes
Cœur, ô cœur de Stendhal
aveuglé de méprise en méprise
et sur sa route rencontrant plus d’« idées pures » que la philosophie au ciel
Nous nous trouvons bien dans ce que l’on dénomme le poétique, à cause de l’emploi libre du langage, grâce à des trous, des poches ou des ablations que seule La Poésie, en un sens, autorise. Et ici même, nous conduisant au seuil de la réflexion philosophique ou phénoménologique et sans doute d’un parcours autobiographique. Il est très apparent que le recueil n’est qu’un prétexte pour dire une qualité essentielle, notre être-au-monde, et cela avec une simple grenade, elle-même sorte de pur prétexte.
Didier Ayres
- Vu: 2571