La Destruction libératrice, H. G. Wells (par Didier Smal)
La Destruction libératrice, H. G. Wells, avril 2022, trad. anglais Patrick Delperdange, 336 pages, 19 €
L’œuvre de Herbert George Wells (1866-1946) se résume en français à quatre romans : La Machine à explorer le temps (1895), L’Île du Docteur Moreau (1896), L’Homme invisible (1897), et La Guerre des mondes (1898). Quiconque est observateur en aura conclu que Wells a dit l’essentiel et, au passage, été le cristallisateur de la science-fiction moderne et de certaines de ses préoccupations, en moins de cinq années. Le même observateur en vient à se demander comment l’auteur anglais a bien pu occuper le reste de son temps sur Terre. En cherchant un peu, il découvre un autre Wells, ou plutôt un Wells qui va plus avant dans les idées sous-jacentes dans ces quatre romans essentiels : Une Histoire des temps à venir (1899, une nouvelle), Les Premiers hommes dans la Lune (1901), Miss Waters (1902), Au temps de la comète (1906), ou La Guerre dans les airs (1908), présents dans quelques anthologies en français (mais sommet d’un iceberg de romans, nouvelles et essais publiés à foison, montrent un Wells prospectif, inquiet de l’avenir de l’espèce humaine, désireux d’un grand renouvellement social, fin connaisseur de l’Histoire de l’humanité – bref, un Wells polygraphe dont l’obsession semble être éviter à l’Homme de foncer droit dans le mur. D’ailleurs, dans la préface de 1941 à La Guerre dans les airs, il écrira : « Je vous l’avais dit. Foutus imbéciles ».
Tout cela pour dire que la (très bonne) traduction en français de The World set free (1913), malgré un titre un peu malheureux (La Destruction libératrice laisse à entendre que Wells souhaite que le monde s’effondre pour mieux renaître, et même s’il est vrai que ce thème sous-tend une partie de son œuvre, c’est qu’il ne peut faire autrement qu’imaginer que ce monde, qui ne bouge pas malgré la pensée socialiste en laquelle il croit, il faut fictivement le faire mourir pour le faire renaître, lui offrir des bases plus solides, plus… humaines), pour mettre en exergue le fait que si Wells invente la science-fiction, ou du moins lui offre un rôle prospectif et avertisseur, c’est surtout parce que le présent lui fait peur. Et qu’il désire qu’il ouvre sur un avenir meilleur (voir Ce que sera La Grande Paix, La Ligue des Nations Libres, 1918).
Or en 1913, quiconque avait un cerveau en état de fonctionnement ne pouvait qu’être effrayé par l’avenir proche – et Wells va envisager pire que ce qu’on nommera juste la « Grande Guerre » dans les années vingt (nul n’imaginait alors qu’on numéroterait un jour les « Guerres mondiales ») : la destruction par l’arme atomique, ni plus ni moins. Wells, auteur curieux de son époque, envisage les possibles techniques de l’avenir – mais surtout leurs implications morales. Ainsi, cette bombe atomique dont le système de mise à feu fait bien sûr sourire aujourd’hui (une sorte de goupille à retirer avec les dents avant de la jeter depuis l’avion), dont l’effet semble un peu complexe (une sorte de combustion éternelle), Wells la fait larguer depuis les airs par des pilotes qui n’éprouvent aucun état d’âme – c’est en cela que Wells est moderne. C’est en cela que Wells préfigure, bien plus que Verne ou Rosny, la science-fiction inquiète de l’humain et son avenir. En cela, il est génial.
Si ce roman pèche quelque peu, c’est par son urgence, justement. Wells déroule le fil narratif d’une catastrophe puis de l’après-catastrophe sous l’égide d’un gouvernement mondial idéal, dirigeant une planète aux frontières abolies, où l’argent est resté monnaie afin d’éviter toute spéculation sur des bouts de papier – mais la narration, du moins sa fluidité, en souffre. Wells, dans La Destruction libératrice, a quelques trouvailles narratives intéressantes pour dire le moins ; ainsi, le narrateur, dans une époque plus ou moins lointaine, se fie à la narration d’un ouvrage, Frederick Barnet’s Wander Jahre, « un de ces romans autobiographiques qui fleurirent au cours de la seconde moitié du vingtième siècle », pour raconter la « Dernière Guerre » – mais il s’en écarte avec régularité, comme s’il se souvenait en cours de digression qu’il s’était choisi ce fil narratif. Autre exemple : la destruction du centre de commandement à Paris est vue au travers des yeux d’une « habile secrétaire », puis on l’abandonne, on ne la reverra plus jamais. C’est regrettable, l’histoire racontée par Wells aurait gagné à être parfois plus racontée à hauteur d’homme – ou de femme.
Wells, préoccupé par l’avenir de l’humanité, en oublie celui de ses propres personnages, à qui il offre peu de… vie, et c’est en cela que La Destruction libératrice est un roman à la force prémonitoire et aux intuitions socio-politico-économiques plus qu’intéressantes (en cela, Wells est dans la droite ligne des utopistes du dix-neuvième siècle, et d’une certaine littérature à laquelle il fait référence en fin de roman : ces romans qui « témoignent de cette difficile mise en œuvre des changements qui réclamait les efforts de tous »), mais un roman qui oublie un peu trop souvent qu’il est un roman, c’est-à-dire qu’il raconte une histoire, pour devenir dissertation ou exposé didactique sur, au hasard, « l’homme primitif » qui « avait été un animal violemment combatif », voire les deux à la fois. D’un autre côté, cette volonté de disserter dénote chez Wells une grandeur d’âme et une générosité clairvoyante dont on aimerait qu’elles soient partagées de tous. Un exemple probant est le choix de la langue de cette « République mondiale » ; Wells étant anglais et bien qu’écrivant après la construction de l’espéranto et du volapük (en lesquels il ne croyait peut-être pas, à raison selon nous), il en vient à considérer que « les peuples anglo-saxons obtinrent la satisfaction d’entendre leur langue parlée par tous les hommes ». Mais il précise : « La langue anglaise fut amputée d’un certain nombre de ses particularités grammaticales, les différentes formes du subjonctif, par exemple, ainsi que la plupart des pluriels irréguliers furent abolis. Son orthographe fut uniformisée et adaptée au système vocalique en usage sur le continent européen, tandis qu’un processus d’assimilation de substantifs et de verbes étrangers se mettait en place. Dix ans après l’établissement de la République mondiale, le New English Dictionary s’était enrichi jusqu’à inclure un vocabulaire de 250.000 mots et un individu de 1900 aurait éprouvé des difficultés considérables ne fût-ce que pour parcourir un journal ordinaire. D’un autre côté, les hommes de l’ère nouvelle avaient toujours le loisir d’apprécier l’ancienne littérature anglaise… ».
La question à donc se poser lorsqu’on ouvre La Libération destructrice est celle de ses attentes de lecteur : si l’on espère un grand roman sur une destinée particulière au cœur de la tourmente d’un monde qui change, il faut passer son chemin ; si l’on s’attend à un chant d’espoir pour l’humanité écrit en 1913, à l’aube d’une catastrophe globale et dans l’urgence, par un grand esprit généreux et désireux d’expliquer d’où nous venons, où nous allons et à quel moment nous devrions bifurquer pour éviter cette « destruction », un chant heurté, virulent, parfois peu harmonieux mais formidablement sincère, ce roman répondra à cette attente.
Didier Smal
H. G. Wells (1866-1946) est écrivain anglais dont l’œuvre de science-fiction, connue et célébrée à juste titre, reflète surtout ses préoccupations quant à l’avenir de l’humanité ; il a aussi écrit des satires sociales et des ouvrages de vulgarisation, tant scientifique qu’historique.
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