La dernière nuit du Raïs, Yasmina Khadra
La dernière nuit du Raïs, août 2015, 216 pages, 18 €
Edition: JulliardLes personnages de dictateurs attirent particulièrement les écrivains car ils constituent un terrain d’investigation psychologique sur trame historique tout à fait intéressant. Yasmina Khadra prend ici la plume à la première personne du singulier pour entrer dans l’intimité du Raïs Mouammar Khadafi, dirigeant libyen de 1969 à 2011, au cours de sa dernière nuit de pouvoir et de vie.
Au cours de la nuit du 20 novembre 2011, le « Frère Guide » est assassiné par les rebelles dans les environs de Syrte au terme d’une guerre civile sanglante. Ces dernières heures sont l’occasion pour le Bédouin paranoïaque, le militaire névrosé, le tyran mégalomane, de faire un bilan rétrospectif de sa vie et de clarifier pour le lecteur les origines d’une barbarie que, aveugle à lui-même, il ne s’avoue jamais, sauf peut-être à demi-mot dans les dernières pages du livre. « Mais il est trop tard ».
Sont ainsi révélés quelques-uns des secrets essentiels qui fondent les besoins pathologiques dont cet homme, en tant qu’incarnation prototypique du Dictateur, est pourvu : besoin de séduire et de posséder les femmes – toutes les femmes, du moins toutes celles qu’il voit et qui lui plaisent, quel que soit leur statut –, besoin de dominer les hommes, tous les hommes, jusqu’à faire peur à l’ensemble du monde, debout et tapotant sur son pupitre à l’ONU pour faire taire les dirigeants.
« On raconte que je suis mégalomane.
C’est faux.
Je suis un être d’exception, la providence incarnée que les dieux envient et qui a su faire de sa cause une religion ».
On découvre chez le Raïs un homme qui n’a supporté aucune des frustrations, des humiliations subies dans sa jeunesse et qui a eu la rancune tenace, mais surtout qui a fait preuve dans ses représailles d’une cruauté sanguinaire propre aux régimes totalitaires. Le père de la jeune fille qu’il souhaitait épouser, le commandant qui lui révèle sa filiation et bien d’autres sont ensuite, quand leur heure est venue, torturés et mis à mort, par l’unique volonté du tyran.
« Bâtard ou orphelin, je m’étais substitué au destin d’une nation en devenant sa légitimité, son identité. […] J’étais digne de n’être que Moi ».
Une réflexion sur le pouvoir politique totalitaire, bien davantage que sur l’histoire et le destin de la Libye, est amorcée, si bien qu’il s’agit bien plutôt ici d’une fable ou d’une forme de traité exemplaire sur le pouvoir que d’un roman historique. Face à la mort inéluctable, lors de cette dernière nuit, le Raïs prend, d’une façon quelque peu douloureuse, conscience de « l’humaine condition » et se fait, par la voix narrative, sans manifester ni regret ni remords, son propre arbitre et juge. Les dernières pages indiquent un revirement, donnant une tonalité presque humaine (morale ?) au personnage.
« En fin de compte, le pouvoir est une méprise : on croit savoir et l’on s’aperçoit qu’on a tout faux. Au lieu de revoir sa copie, on s’entête à voir les choses telles qu’on voudrait qu’elles soient. […] Et voilà que, paradoxalement, j’amorce la chute pour ne pas avoir lâché prise ».
Cette mise à nu symbolique et romanesque se poursuit jusqu’à la chute du roman où, tandis que l’homme est en train de mourir, dépecé par la foule délirante de haine, est mise absurdement au jour la raison de son admiration pour le peintre Vincent Van Gogh, avec un brusque rappel des mots de sa mère, sortis du tréfonds de sa mémoire. « Tu n’écoutes que d’une oreille, celle que tu prêtes volontiers à tes démons, tandis que l’autre reste sourde à la raison… »
Sylvie Ferrando
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