La Couleur du crépuscule, Ces vies-là, Alfons Cervera
La Couleur du crépuscule (El color del crepúsculo, 1995), traduit de l’espagnol par George Tyras, Editions La Fosse aux Ours ; Ces vies-là (Esas vidas), traduit de l’espagnol par George Tyras, Editions La Contre Allée
Ecrivain(s): Alfons CerveraLa Couleur du crépuscule
« Des pages qui renferment, parmi toutes les complexités du monde, une seule certitude : il y a un langage pour raconter les histoires et un autre pour le silence ».
Sunta a toujours vécu à Los Yesares, village perdu où, disait le clown Willy qui y a vécu quelques années, ne vivent que les souvenirs, l’ennui et les fantômes des morts. Mais Sunta a gardé en elle les paroles du grand-père qui considérait que l’on devait vivre et mourir au plus près du lieu de sa naissance. Si les autres partent, elle, elle a choisi de rester. A la veille d’un mariage tardif et hésitant, elle a senti la nécessité de ne pas laisser filer la mémoire de toute ces années, de tous ces récits, des personnages et des images qui l’habitent. L’ombre du caudillo et de serviteurs zélés, parfois grotesques et dérisoires, parfois inquiétants, habite aussi ce pays que le temps et l’histoire semblent avoir oublié. La mort de Franco, à Los Yesares, c’est surtout un portrait décroché.
Elle a pris un cahier et un crayon et humblement elle raconte, poussée par une nécessité qu’elle ne comprend qu’à moitié. Peut-être celle de la peur de l’oubli. Pour repousser la peur, celle dont le vieux Royopellejas, du fond de la grotte où il a si longtemps vécu, lui dit qu’elle passe avec l’âge.
« Peut-être ai-je atteint l’âge où la seule chose que l’on ressent, c’est la peur. C’est sans doute ça. Et arrivée à ce stade du voyage, j’ai besoin d’écrire ces histoires pour la conjurer, cette peur ».
Ecrire pour se protéger de l’oubli et pour permettre aux choses de mieux exister.
Page après page, avec une certaine maladresse parfois, ils revivent les uns après les autres : Trotski, le perroquet qu’il faut appeler Leopoldo devant les étrangers ; le grand-père Félix qui a failli mourir étouffé par une sangsue ; Hermenegildo qui a perdu une jambe à la guerre ; les grand-mères Rosa, avec qui elle a vu la mer, et Maria, devenu sourde à la mort de l’oncle Miguel ; le cousin Hector dont la tante ne cesse de dire qu’il est mauvais comme la gale ; l’homme aux yeux bleus, Ojos Azules, arrêté par la guardia civil… Et tous les autres qui ont quitté Los Yesares d’une façon ou d’une autre pour ne presque jamais y revenir.
Petit à petit, entre les histoires et le silence, les mots tissent un pont qui enjambe les années et redessine la vie et les visages des oubliés.
De temps en temps Sunta se tait et n’écrit pas, parce que la vie continue et que les travaux des jours attendent ou parce qu’il y a des choses qui ne peuvent se dire. Alfons Cervera prend alors discrètement le relais, nous faisant entrer dans la maison, dans la chambre où le cahier repose et où Sunta brode pour son prochain mariage, comme d’autres le firent avant elle. Même quand l’oubli travaille sans cesse, la vie continue, par le pouvoir des mots.
Au rythme hésitant et patient de ce journal, nous percevons de plus en plus nettement cette voix lointaine, pleine d’échos et de souvenirs, à l’écart des fracas de l’histoire.
« – Mère, est-ce que tu te rappelles la nuit où est mort Trotski ? Il avait gonflé comme une baudruche et éclaté dans sa cage… »
La couleur du crépuscule est le premier titre d’un cycle d’Alfons Cervera consacré à la mémoire des vaincus de la Guerre d’Espagne qui comprend également Maquis publié par La Fosse aux Ours en 2010. Le cycle compte également La noche inmovíl (2000), pas encore publié en France (publié en Espagne par Montesinos), mais qui devrait paraître prochainement.
Signalons également à la Contre Allée Ces vies-là (Esas vidas) et Tant de larmes ont coulé depuis(Tantas lágrimas han corrido desde entonces, annoncé pour le 24/4) grâce au travail du même traducteur, George Tyras.
Ces vies-là
Un livre à la fois dérangeant et beau, où le lecteur peut éprouver le sentiment d’une certaine indiscrétion. Un livre qui résonne comme une écriture du silence, habité par la douleur comme par la lumière.
L’auteur de La couleur du crépuscule et de Maquis livre ici une mémoire et des émotions qui sont clairement les siennes, sans détour par la fiction. Ecrites dans les semaines qui ont suivi la mort de sa mère, les pages de Ces vies-là sont le lieu où Alfons Cervera témoigne sans détour, sans pathos ni compromis de ce qu’il ressent alors. Invité à Grenoble par son traducteur, Georges Tyras, l’auteur laisse aller ses pensées et sa plume. Le récit (mais le mot semble inapproprié) oscille entre les impressions de Grenoble sous la pluie, les souvenirs qui remontent de Los Yesares et les réflexions parfois amères d’un écrivain sur la littérature et les livres.
Ces vies-là nous touche d’une façon très particulière. Ce n’est effet sans doute pas le livre le mieux écrit de son auteur, mais il témoigne d’une intensité et d’une authenticité que l’on est loin de trouver dans tous les livres que l’on a pu lire. L’écriture y apparaît comme une nécessité intérieure, une voix pour soi qui bataille avec le silence et la douleur pour se résoudre dans un silence qui ne retient que l’essentiel, qui laisse résonner les mots hors des phrases et des effets de style.
Dans le même temps, il y a dans cette sorte de monologue qui ne nous est pas vraiment adressé une pudeur immense qui touche et nous impose le silence. Ce silence qui est l’hommage respectueux que le lecteur exprime face à l’auteur qui a pris le risque d’écrire parce qu’il ne pouvait sans doute faire autre chose.
Par ailleurs, ceux qui ont déjà lu La Couleur du crépuscule ou Maquis, et qui attendent avec impatienceLa nuit immobile, pourront mesurer à quel point fiction et réalité sont étroitement liées dans l’œuvre de l’auteur valencien que l’on commence à découvrir en France. Merci à Georges Tyras, son complice et traducteur.
Marc Ossorguine
Blog « Fils de lectures » : http://filsdelectures.over-blog.com/
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