La Côte Sauvage, Jean-René Huguenin (par Léon-Marc Levy)
La Côte Sauvage, Jean-René Huguenin (1960), Points, 1995, 172 pages, 6,50 €
Edition: Points
Une vie foudroyée, un succès foudroyant, un oubli qui ne l’est pas moins. Voilà résumé le passage de Jean-René Huguenin sur cette terre, passage marqué au fer rouge par cet ouvrage en particulier, roman de la jeunesse traversé par les lumières et les ombres qu’elle implique, inévitablement. Huguenin est mort broyé dans une voiture le 22 septembre 1962, à 26 ans, à toute vitesse, dans la cruelle ardeur de son âge. La lecture de son brûlant Journal (Points Signatures) nous découvre un jeune homme ardent, blessé par la mollesse de son époque, fasciné par le dépassement de soi et la recherche de la force de caractère. Tous les témoignages de ceux qui l’ont connu concordent pour dresser le portrait d’un garçon redoutablement séduisant, exerçant une forte influence sur ses camarades, cassant et hautain. Ce jeune homme ressemble fort au héros de ce roman, Olivier, personnage doté d’une grande puissance mais souffrant de blessures intimes aussi irréparables que d’origine mystérieuse.
Olivier Aldrouze revient du service militaire. Il rejoint sa famille en plein été sur la Côte Sauvage en Bretagne. Il apprend que sa sœur Anne va épouser son meilleur ami, Pierre. Le propos du roman tient dans ces deux lignes et va se déployer dans l’entreprise incroyable de déstabilisation des choses à laquelle il va se consacrer durant chaque jour de cet été, avec application et passion.
Quand Anne lui annonce au début du roman son intention d’épouser Pierre, il répond : « Mon meilleur ami, mon seul ami… Tu ne pouvais pas mieux choisir ». L’énoncé est rassurant mais recouvre une irrépressible et mystérieuse fureur. C’est ce mystère qui entoure tout le roman d’un halo asphyxiant qui sera l’objet du livre entier. Pourquoi cette force de nuisance, cet élan destructeur, cette entreprise délibérée qui va occuper l’été d’Olivier ? La puissance romanesque de Jean-René Huguenin est de ne rien découvrir, de suggérer parfois, de laisser deviner, de dire plus dans le non-dit, dans le hors-champ, que dans les propos ou les gestes.
Au cœur de cette entreprise étrange les relations ambiguës d’Olivier et Anne, un amour obsessionnel et partagé qui sans cesse frôle l’interdit, brûle d’une flamme très au-delà de l’amour fraternel, joue avec les limites de l’inceste. L’art de Huguenin est d’entourer chaque scène de ce halo sans jamais dire de quoi est fait le malaise qui s’empare du lecteur, quand le frère et la sœur passent une nuit dans une chambre d’hôtel, quand ils se déplacent en barque et que les mouvements de leurs corps simulent parfaitement l’acte sexuel.
Chaque fois qu’Olivier se penche leurs genoux se frôlent. Il ne parle pas non plus, ramant toujours vers le large, la tête baissée, la gorge brûlante ; de temps à autre il relève sa mèche d’un coup de tête et regarde, à gauche d’Anne, quelque repère qu’il a choisi sur la côte.
– Tu as compris ? Je vais te ramener par la mer. Ils ne nous attendent pas de ce côté-là.
Elle paraît prendre, à le voir ramer, un plaisir qui lui coupe la parole. Chaque fois qu’il se rejette en arrière, les muscles de ses avant-bras se tendent et se gonflent de veines. Chaque fois qu’il se penche, leurs genoux se touchent.
[…] Elle se tait ; il se penche. Les genoux d’Anne – les nuages dans le ciel. Les genoux d’Anne – les nuages dans le ciel. Les genoux d’Anne, le bord retroussé de la robe mouillée – le ciel.
Il est impossible de ne pas évoquer Vladimir Nabokov. Il y a, chez Huguenin, la puissance suggestive que l’on trouve dans Ada, ou l’ardeur, la même façon de tourner autour de l’interdit sans jamais l’énoncer, la même réticence devant toute approche psychologique qui pourrait réduire l’espace du mystère, faire d’Olivier un « cas » de sociopathie. Huguenin – comme Nabokov – raconte, décrit, rapporte dans le moindre détail, avec une véritable fureur d’observation brute qui évacue tout commentaire, laissant au lecteur ses doutes, ses questions, et, il faut le dire, son étonnement anxieux. L’affect n’est pas nommé mais sa manifestation brute le met encore plus puissamment en lumière. Ainsi cette scène géniale où les trois amis, Olivier, Anne et Pierre, rentrent chez les Aldrouze dans la voiture de Pierre après une journée à la plage.
– Tu peux nous laisser à la barrière, dit Olivier. Nous monterons l’allée à pied.
Il lui tendit la main très vite – « ne te dérange pas », descendit, attendit avec impatience. « Eh bien, Anne, tu descends ? » Pierre pencha la tête par la portière.
– J’ai invité Anne à dîner.
– Ah ! bon ;
Olivier releva sa mèche. Le ciel était encore clair.
Il contourna la voiture, poussa la barrière, et, se retournant, seul, souriant, il leur fit un signe de la main.
Huguenin aurait évoqué expressément la fureur jalouse d’Olivier de toute autre façon, elle n’eût jamais été aussi palpable.
Le fil de l’été devient métaphore de tout ce qui se défait. Huguenin est le romancier de la dégradation, de la perte, de ce qui fuit. Olivier, son double évident, a une dimension nietzschéenne, une fascination maladive pour la puissance et la perfection. Sa perception du monde est traversée et ternie par sa perception de l’imperfection contenue dans chaque objet, chaque être, chaque moment. L’aspiration au beau, au parfait, au divin fait de lui un être condamné à la déception, l’échec. « J’ai mal, j’ai toujours mal, c’est une maladie bizarre, Anne : comment te dire ?… je souffre de ne pas être Dieu ». L’image même des êtres qu’il « aime » – peut-on parler d’amour à propos de ce personnage radicalement, passionnément indifférent ? – est dégradée par la présence latente de l’imperfection.
Il la regarde marcher le long de l’eau, tourner, revenir vers lui – ce corps menu, contractile ; dissimulant (derrière le poli, le doré de la peau, l’innocence des petites mains ouvertes) le désordre organique, le repoussant tumulte – bruissement de sang, précaires battements de cœur –, l’imperfection propre à tout ce qui vit ;
L’été lumineux est empoisonné par les signes de sa fin.
Cet été-là est le dernier de la jeunesse de ses protagonistes et, avec lui, c’est ce temps de la vie qui fuit, à jamais. Jusqu’à la négation suprême de tout ce qui fut une vie, encore une fois dans cet art sublime d’Huguenin du non-dit.
Olivier marche vers le bord de la falaise. En bas la marée montante recouvre à chaque vague les rochers. Se peut-il que cette mer si pure, si lissée, lassée de soleil – cette mer tant aimée… ?
Léon-Marc Levy
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