La compétition, Mário Araújo traduit du portugais (Brésil) par Stéphane Chao
C’est son père qui donna le départ, imitant avec sa voix la détonation d’un révolver. D’entrée, le petit fut distancé, alors qu’elle et son père, au coude à coude, propulsaient en avant leurs jambes, elle moulinant à un rythme incroyablement rapide pour compenser les foulées beaucoup plus longues de son père. Le petit avait été distancé avant tout parce que, mi-anxieux, mi-distrait, il était resté sur place quelques secondes de plus avant de réagir au signal de départ.
Sa tête à elle arrivait juste au-dessus de la taille de son père, mais la vérité est qu’à cet instant, elle le voyait à peine, tant elle était concentrée sur sa propre course. Elle sentait seulement sa présence à ses côtés, une forme sombre et compacte, de haute taille, revêtue d’un pantalon, qu’il n’enlevait jamais. Elle était un peu agacée par le fait que son père n’avait pas besoin d’accomplir autant de mouvements qu’elle. Il avait l’air d’être en suspens dans les airs et malgré tout, il paraissait imbattable. On aurait dit qu’il était entraîné dans son sillage par les moulinets que faisaient ses jambes, deux véritables hélices qui attiraient tout ce qu’il y avait autour d’elle, tels des aimants.
Elle aurait pu parier qu’il ne savait pas où, ni comment elle avait appris à courir de cette façon. De fait, elle apprenait beaucoup de choses lorsqu’elle était loin de lui et de sa mère. Pendant des heures et des heures, pendant des journées entières, elle jouait sur le terrain vague à côté de chez eux, habillée en garçon, avec des tennis (mais parfois pieds nus) et habillée d’un T-shirt et un short. Elle était alors très différente de Biazinha, qu’elle voyait le soir, en pyjama rose ou jaune clair, ou bien le dimanche, lorsqu’elle mettait une robe ou une jupe pour aller déjeuner chez des parents.
C’est sur ce terrain vague qu’elle se trouvait à présent avec son père et Luquinha, ce qui devait lui donner un avantage supplémentaire, vu qu’elle connaissait l’endroit comme sa poche. Son père cria quelque chose et les paroles modelaient ses lèvres d’une telle façon qu’il semblait sourire. Mais elle ne parvenait pas à comprendre, tant elle était concentrée sur sa tâche et tant le vent bourdonnait fort à ses oreilles. Mais elle fut vraiment outrée, lorsqu’elle s’aperçut que son paresseux de père était non seulement entraîné par les ailes de son appareil à propulsion, mais affichait également de la décontraction et de la bonne humeur. Elle accéléra au point de quasiment sentir son cœur toucher les petites choses au fond de sa gorge, que le médecin appelle amygdales et que sa mère appelle clochettes.
Quant à Luquinha, elle n’avait pas le temps de s’occuper de lui à présent, il était trop petit. Elle souhaitait juste qu’il ne fût pas en train de pleurer assis sur l’herbe, obligeant son père à interrompre la compétition pour lui venir en aide. Mais elle n’entendait pas le moindre pleur, peut-être parce que le vent qui sifflait à ses oreilles la distrayait, le vent du terrain vague, un vent qui habitait là.
Elle accéléra fortement jusqu’à finalement sentir se créer un vide à côté d’elle, le vide engendré par l’absence de son père. Elle sentit un frisson de peur, de solitude à présent qu’elle n’avait personne avec qui parler jusqu’à la ligne d’arrivée. Bien que rien n’eût été convenu, la course devait se terminer au bout du terrain vague, à l’endroit où commençait l’avenue bitumée. Le terrain vague séparait leur maison de la grande avenue, il la mettait à distance des voitures, des autres maisons, des klaxons, de l’épicerie de Dona Paula. Elle était tellement excitée qu’elle ne voulut pas même se retourner pour mesurer son avance. Du reste, c’était inutile : son père toussa, se râcla la gorge, renifla et haleta, tout cela pratiquement en même temps, laissant entendre que, sans l’ombre d’un doute, sa défaite commençait ici. Mais elle céda bientôt à la curiosité et regarda derrière elle, et elle vit son corps se mouvoir au ralenti, rapetissé par la distance, avec son pantalon et ses chaussures, qu’il mettait toujours pour sortir et pour aller travailler. Il fallait faire vite pour le secourir, papa, je te prête mes tennis, je t’apporte le journal, je t’offre un cadeau d’anniversaire, je te prépare ta mousse à raser ! Mais elle s’aperçut alors qu’en plus de tousser, de se râcler la gorge, de renifler et de haleter, il riait et criait : c’est très bien ! Vas-y, continue ! Elle le rétribua par un sourire, puis tourna à nouveau la tête pour faire ce qu’elle avait à faire, et à cet instant, elle remarqua que Luquinha l’avait dépassée.
Elle ressentait encore un frisson, mais à présent c’était un frisson de bonheur et de soulagement, car elle savait qu’il était en sûreté et qu’il continuait à courir, malgré ses limitations. Sa foulée à elle continuait à fendre le vent et ses tennis, à fustiger le sol. Le paysage vacillait, un peu comme lorsqu’une personne tremble au moment de prendre une photo. Elle reconnaissait à présent les marques des voitures qui filaient sur l’avenue, malgré la sueur qui coulait sur ses yeux, et elle percevait le bruit des moteurs qui se mêlait au bourdonnement du vent. Et au loin, derrière elle, les paroles du père lui parvenaient, généreuses, paroles d’encouragement que le vent distribuait à égalité entre Luquinha et elle : allez-y ! continuez ! Et il frappait dans ses mains, applaudissements qui lui étaient destinés, mais que le vent s’obstinait à répartir entre les deux.
C’est alors qu’elle se retourna pour jeter un coup d’œil sur le petit et elle perdit énormément de temps, gaspilla un paquet de millièmes et de dixièmes de secondes et même des secondes entières : il n’y avait qu’elle pour savoir faire ça ! Elle était tétanisée de peur à son approche ! Ses jambes moulinèrent même en sens inverse, elle sautillait sur place. C’était comme dans les films à la télé, ce moment d’inexplicable hésitation du bandit, lorsqu’il a le révolver pointé contre le visage du gentil. Décidément, il n’y avait qu’elle pour savoir faire ça !
Sans dire un mot, le visage écarlate, Luquinha la dépassa, tel un projectile qu’on aurait lancé. Il passa la ligne d’arrivée imaginaire, qui se situait là où se terminait le mur perpendiculaire à leur maison, le mur qui donnait sur l’avenue. Mais avant que son frère n’eût franchi à son tour la frontière entre le terrain vague et la route, quatre mains le saisirent et l’embrassèrent, comme dans les matches de football. C’étaient ses mains et celles de son père, qui étaient apparues d’on ne sait où. Et ils revinrent à la maison comme ça : Luquinha, le vainqueur, au cou de son père, et elle, accrochée à sa jambe, la jambe revêtue du pantalon qu’il ne quittait jamais. Son père traversa le terrain vague avec eux et il ne haleta pas, ni ne renifla une seule fois. Il était imbattable.
Stéphane Chao
Mário Araújo, né à Curitiba, Brésil, est l’auteur de recueils de nouvelles, dont l’Heure extrême, qui a été distingué par le Prix Jabuti, le plus important prix littéraire brésilien. Ses nouvelles ont été publiées dans des revues et des anthologies en France, Allemagne, Espagne, Finlande, Mexique et Etats-Unis. Il est diplomate de carrière.
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