La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki (par Patryck Froissart)
La Clef, La Confession impudique, Junichirô Tanizaki, Gallimard, Folio, 2022, trad. japonais, Anne Bayard-Sakai, 196 pages
Qui se joue de qui dans ce chassé-croisé d’une passionnante et croissante malignité entre quatre protagonistes, dans cette mascarade érotico-tragique dont les étapes licencieuses sont mises en scènes tantôt complémentaires tantôt contradictoires, tantôt faussement inavouées, tantôt feintement désavouées, dans le journal intime que tiennent simultanément et prétendument secrètement, tout en se répondant implicitement et indirectement, les deux personnages principaux ?
Le démiurge initial, professeur d’université, a pour femme, a priori « vertueuse », Ikuko, attachée, par son éducation, par son appartenance sociale, aux valeurs morales bourgeoises japonaises traditionnelles. Leur fille Toshiko est virtuellement promise à épouser M. Kimura, un personnage tout autant respectable que les membres de cette honorable famille que son statut de prétendant autorise à fréquenter régulièrement.
Le professeur tient depuis des années un journal dont il cèle les liasses en un tiroir soigneusement fermé à clef. L’épouse présume, ou sait, pour en avoir peut-être survolé subrepticement quelques passages après avoir trouvé par hasard la clef « entre différents livres de sa bibliothèque, ou parfois sous le tapis », qu’il s’agit de notes professionnelles, d’écrits scientifiques sans intérêt pour elle, et qu’il n’y est jamais fait la moindre allusion à leur vie conjugale.
Tout change quand le professeur pressent que son épouse et M. Kimura semblent éprouver l’un pour l’autre les prémices, à ce stade totalement refoulées, d’une attirance inconvenante.
Le roman commence par une page que le professeur date d’un premier janvier (symbole d’un soudain changement d’ère) :
Désormais, je noterai dans ce journal tout ce qu’hier encore j’hésitais à lui confier. J’ai préféré jusqu’à présent éviter d’entrer dans les détails de ma vie sexuelle et de notre vie conjugale. Tout cela de crainte que ma femme, lisant ce journal en cachette, ne se mette en colère…
C’est alors que le professeur expose ce qu’il est certain d’avoir découvert des compétences sexuelles potentielles exceptionnelles de son épouse, qu’elle-même a toujours inconsciemment enfouies sous sa morale bourgeoise, et qu’il fait le vœu de désinhiber, pour en tirer pour soi un profit sexuel maximal, en « utilisant » l’inclination qu’elle semble manifester pour leur hôte de plus en plus assidu.
Le cahier, comme de coutume, est « soigneusement » caché dans un des tiroirs du bureau personnel du professeur. Mais voici que Madame en trouve inopinément la clef à terre. Accident, ou invitation sournoise à une lecture opportunément pseudo-clandestine ?
Débute alors dans la foulée narrative la transcription du journal que tient pour sa part, tout aussi supposément secrètement, Ikuko, femme jusqu’à ce jour pudique, voire pudibonde, en des pages ouvertes pour le lecteur voyeur (serait-il donc écrit pour être lu par un mari qu’on soupçonne d’être indiscret ?) à la date du 4 janvier :
Il est arrivé aujourd’hui une chose curieuse. Cet après-midi, je suis entrée dans le bureau de mon mari, profitant de ce qu’il était sorti se promener, afin d’y faire le ménage que j’avais remis durant les trois premiers jours de l’année ; j’y ai trouvé une clef, tombée devant la bibliothèque […]. Ce qui n’a peut-être pas de signification particulière. Mais je n’arrive pas à croire que mon mari ait pu laisser ainsi tomber cette clef par inadvertance…
C’est ainsi que la clef (titre du roman), symbole littéraire universel de possible accès aux lieux clos interdits et conséquemment aux actes défendus, ouvre au couple, bientôt rejoint, dans son jeu de dupes consentantes, par M. Kimura, puis, un peu plus tard, par Toshiko, la porte sur un véritable espace « boudoir » élargi, dans l’intimité de quoi vont se dérouler des scènes de plus en plus anti conventionnelles dont le divin marquis n’eût pas désavoué la croissante lubricité, à ceci près que les détails, contrairement à celles que déploie crûment notre grand philosophe, en sont contenus dans un très savant flou artistique dont le caractère suggestif, paradoxalement, décuple la saveur érotique.
Le jeu est astucieusement mis en récit sous la forme d’extraits alternés des deux journaux que tiennent presque au quotidien les deux narrateurs jusqu’au 15 avril, jour où s’arrête, pour une cause tragique, le cahier du professeur, alors que se poursuit celui d’Ikuko, jusqu’à sa clôture en juin sur la perspective d’une suite possible qui met en évidence l’évolution du caractère d’une épouse de plus en plus décomplexée, jetant aux orties, un à un, une à une, en se libérant sexuellement, progressivement mais irréversiblement, tous les chastes scrupules, toutes les règles morales, tous les interdits qui cadraient sa vie d’avant le premier janvier.
Le plan de Kimura consiste à épouser Toshiko quand le moment paraîtra propice, de manière que, les formes étant ainsi respectées, nous puissions vivre tous trois dans cette maison. Toshiko, en somme, accepterait de se sacrifier pour sa mère, afin de sauver les apparences…
Initiateur de cette métamorphose, l’époux en aura été la victime collatérale, l’une des dynamiques narratives portant sur la rapide dégradation de sa santé physique et mentale, suivie et commentée d’abord avec inquiétude, puis avec de moins en moins de compassion par une Ikuko qu’obnubile graduellement l’appétence charnelle qu’elle éprouve pour son jeune amant.
Roman féministe quoi qu’il en soit ?
Moi qui suis née dans une vieille famille de Kyoto aux mœurs désuètes, élevée dans une atmosphère féodale, je l’ai épousé sans vraiment réfléchir, me soumettant à la volonté de mes parents, car on m’a toujours fait croire que ce devait être cela, un couple, si bien que bon gré mal gré je n’avais d’autre choix que de l’aimer.
Mais surtout, littérairement, formidable entrelacs de tensions intellectuelles et sentimentales, de pulsions retenues puis désentravées, d’amour et de remords, de ruses et de tromperies, d’aveux et de désaveux, de feintes crédulités, de fausses pudeurs, de luttes intérieures, de simili pièges scabreux, de vrais libertinages… ce que résume le professeur dans une de ses pages :
J’ai dit de ma femme qu’elle était sournoise, mais je le suis moi-même au moins autant. Rien d’étonnant à ce que Toshiko, fruit de notre union, le soit aussi. Celui qui, néanmoins, nous bat tous, c’est Kimura.
Tout bonnement savoureux.
Patryck Froissart
Junichirô Tanizaki est un écrivain japonais né le 24 juillet 1886 à Tokyo et mort le 30 juillet 1965 dans la même ville. Son œuvre révèle une sensibilité frémissante aux passions propres à la nature humaine et une curiosité illimitée des styles et des expressions littéraires.
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