La cigarette et le néant, Horace Engdahl
La cigarette et le néant, traduit du suédois par un atelier de traducteurs, sous la direction d’Elena Balzamo (1), 158 pages, janvier 2014, 17 €
Ecrivain(s): Horace Engdahl Edition: Serge Safran éditeur
Mon précis, mon viatique
« Que me recommandez-vous ?, dis-je à la serveuse chinoise.
– Mais je ne vous connais pas, je ne peux rien vous recommander, me répond-elle. Sans le savoir, elle a, en un clin d’œil, réfuté toutes les utopies », Horace Engdahl
Une lecture est une aventure personnelle, sinon « à quoi bon ? »
Michel Host
Je suis fou de ces exemples et anecdotes qui ne payent pas de mine mais vont loin et profond. Cela passe comme lettre à la poste, vite, trop vite. On s’y arrête, pourtant, c’est trop léger, trop facile… Qu’est-ce que cela veut dire ? Des serveuses chinoises, mon quartier en compte beaucoup, et qui n’égalent pas, apparemment, celle d’Horace Engdahl. Elle est admirable, celle-ci, car en douze mots elle jette à bas les idéologies de toute farine, les fatras publicitaires des systèmes politiques, les funèbres certitudes des économistes, les décors des théâtres de marionnettes électoraux, les drapeaux en loques sous lesquels certains idéalistes de carton sont toujours tentés de faire défiler des masses humaines. Elle renvoie à leurs impuissances les sorbonicoles les grands et petits prêtres des humanismes plastronnants : regardons la Syrie, la Palestine, le Viêt-Nam, la Corée du Nord, la Crimée… etc., etc., etc. La serveuse d’Horace Engdahl dit le vrai : les choses et leur choix sont uniquement à hauteur de la personne, non à celle des masses catéchisées. C’est à partir d’une réflexion aussi simple et nette que l’envie me prend de faire (d’imaginer, plutôt) une société du divers plutôt qu’une grande école régimentaire où pas une tête ne dépassera.
Horace Engdahl est suédois, il est né au milieu du siècle dernier, membre de l’Académie suédoise, etLa cigarette et le néant est son premier livre traduit en français : attendons les suivants, ils doivent mériter le même effort si l’on se fie à celui-ci. Que fait la police ? demande le petit bourgeois apeuré. Avec le plus grand respect pour Serge Safran, je demande : que font les éditeurs ?
Engdahl est non seulement un ironiste quelque peu humoriste, mais un homme qui donne à penser à chaque fois qu’il pose sa plume sur le papier. Ceci ne gâte nullement cela, tant d’écrits paraissent qui n’ayant que l’apparence de l’originalité humoristique n’offrent à peu près rien à moudre à l’esprit. L’esprit d’Engdahl reste celui que l’on dit de sérieux, tout en n’abandonnant pas notre temps… Cet esprit a donc « de l’esprit » comme on en avait dans les siècles passés. Ses aphorismes, traits, observations, pensées fulgurantes, peuvent réveiller, rendre à la conscience tout cerveau assoupi mais de bonne volonté (j’en vois dans les autobus, les wagons du métro, le mien parfois y somnole). En voici plusieurs :
« Jadis, le refus de tout engagement était tenu en haute estime. On le nommait sagesse ». Suit un bref développement conduisant à la prise de conscience de l’inversion peut-être critiquable des valeurs dans nos sociétés.
Ici, de quoi faire tituber tout professeur de français prétendant expliquer Balzac à ses élèves : « La naissance du réalisme ? Balzac prend Le Tableau de Paris de Louis Sébastien Mercier, d’une exactitude clinique, et y pose les couleurs du rêve. “Comme c’est vrai !” disons-nous ».
Ceux qui, comme moi et tant d’autres, se veulent écrivains, auront matière à méditer chez Engdahl (j’y reviendrai). Sur ceci, par exemple : « Le point de départ de l’écrivain doit être celui du tenancier de bar : ne pas chercher à améliorer le genre humain ».
Dans l’ordre d’une psychologie élémentaire quoique souvent ignorée ou négligée : « Le pire outrage qu’un homme puisse faire à une femme, c’est d’être insignifiant ».
Pour les biographes, et surtout les autobiographes qui pullulent aujourd’hui, qu’au moins ils trouvent les voies d’éveil de la curiosité des lecteurs : « Sans un petit goût de main courante, pas de biographie convaincante ».
Elles vont leur train ces petites phrases bonnes conseillères, douces assassines… Je ne résiste pas au plaisir d’être ainsi rassuré :
« Jeunes, la mort nous fascine. L’âge venant, on a eu tout le temps de s’en lasser ».
… ou prévenu de mes faiblesses :
« Nous nous accrochons à nos préjugés de peur d’être dupés par les orateurs de talent ».
Tout de même, on voit bien qu’Engdahl vit dans ces forêts neigeuses ou, sans doute, naissent encore des orateurs. Il fait bien, pourtant, de m’inviter à la prudence, même si, à Paris, je ne risque pas d’être dupé, n’entendant que de grossiers menteurs et de faux discoureurs si peu convaincus de leurs propres convictions qu’ils lisent leurs pense-bêtes devant un micro.
L’ironie, maintenant. Elle éclate chez Engdahl, à chaque coin de page. Voulez-vous comprendre l’éternelle popularité des médiocres célèbres par le biais de leur omniprésence médiatique (à travers la télévision notamment) ? Alors, ceci :
« Qu’est-ce qui peut pousser un individu à être quelqu’un d’imbuvable, comme Rousseau ? Le désir de forcer votre entourage à s’occuper de vous, à parler de vous, à vous prendre en compte. Les aimables, les raisonnables, les justes, on les oublie à la minute où ils s’en vont. Au fond, se conduire de manière odieuse est la seule façon d’être toujours au centre ».
Quant à l’ironie sur l’ironie, notre auteur n’en est pas avare. Il observe avec acuité l’ironie socratique (« le poison du doute »), romantique (« toujours inférieure à l’idéal »), celle de Schlegel (« alliance des antinomies »), et en vient à Paul Valéry : « Les adeptes de l’ironie finissent par s’affranchir d’eux-mêmes ». Après l’ironie, vient l’étape de l’orgueil ! Cela est fin, vif, puissant et vrai.
Sur l’écrivain, l’artiste et ce que notre temps a convenu d’appeler son « écriture », ou son talent, les occurrences sont nombreuses. Ici, un jeune homme explique que ce talent réside d’abord « dans une façon de vivre » qui soit hors de l’ordinaire. Engdhal voit au mieux dans cette illusion de l’à-côté du vrai « travail » de création, une explication du succès. L’observation est pertinente : rappelons que bien des ânes, M. P. Assouline à leur tête, confondent systématiquement succès et talent (2). Et, demande Engdahl, « si les poètes s’efforçaient d’être parfaitement ordinaires, voire un peu ennuyeux, pour éviter aux jeunes gens de pareilles méprises ? ».
Terminons sur les mots et le langage, qui nous concernent tous dans notre actualité mondiale (ou mondialisée), les écrivains les premiers : « Le langage ne tire pas ses couleurs de nos bonnes intentions, mais de nos sentiments véritables – sans quoi nous irions droit dans le mur. C’est pourquoi il est vain de jongler avec les étiquettes. Dans les pays communistes, on avait remplacé “juif” par “sioniste”, mais ça voulait dire la même chose. Maintenant nous disons “nouveaux Suédois” pour “immigrés”, mais qu’est-ce que ça change ? Croit-on vraiment que les petites filles se mettront à grimper aux arbres comme les garçons si, dans les écoles maternelles, on utilise un pronom neutre à la place de “il” et “elle” (3) ? Laissons donc le vocabulaire tranquille. Aucune censure linguistique au monde ne nous épargnera la gigantesque tâche d’apprendre aux êtres humains à se supporter ». Si tout n’est pas dit, il s’en faut de peu !
J’en viens à me demander si Horace Engdahl ne serait pas contraint à la discrétion parce qu’au fond, il aurait plutôt mauvais genre…
Je n’ai pas recensé toutes les facettes de La Cigarette et le Néant. En premier lieu, c’est impossible, sauf à totaliser tant de fragments qui vivent allègres et frétillants dans leur brièveté. C’eût aussi été inutile : un tel livre ne se parcourt pas à tourne-page : au lieu d’amuser, de plaire et d’inciter à la réflexion, il se changerait en pensum indigeste. J’ai laissé bien des coins et recoins à visiter : cette page où Engdhal nous explique la façon dont il se fit épingler par une étudiante en voulant briller dans un domaine qui n’était pas le sien ; ce que signifie l’aphorisme pour l’auteur d’aphorismes ; les étonnantes relations de l’écriture, de la mégalomanie et de l’érotisme ; le discours argumenté opposé à l’enthousiasme du discours ; cette réflexion, qui invite à la modestie : « Qui se souvient d’un critique, une fois qu’il n’est plus de ce monde ? – avec l’amusante résurrection d’un critique oublié en effet, Anne-Gabriel Meusnier de Querlon, suivie de pages très consistantes sur la critique en tout genre… Oui, laissons au lecteur le plaisir d’autres découvertes nombreuses, d’utiles et souvent divertissantes méditations. De bien d’autres aphorismes et sentences aussi. Tiens, lecteur, réjouis-toi avec ceux-ci… comment résister ? : « Envoûter est mesquin ». « Le style est ce qui exaspère les gens sans qu’ils puissent dire pourquoi ». « La postérité est un employeur bien avare ». « La politesse nous donne une idée approximative de la grâce divine ». Je te laisse même le soin de voir combien le curieux titre de ce petit ouvrage va au-delà de la vision du peloton d’exécution, de la cigarette du condamné… Pour t’allécher… cela commence ainsi : « À l’époque la plus dévergondée, quand, au sein de notre société, on pouvait fumer et baiser à droite et à gauche sans éprouver de culpabilité… ». Oui, Horace Engdahl nous parle de nous et de notre temps.
Pour moi, avec La Cigarette et le Néant, je tiens enfin mon précis et mon viatique, je regrette de ne pouvoir dire mon bréviaire contemporain, car je manque trop de piété. C’est un vrai livre de poche, ses dimensions lui permettent de tenir à l’aise dans la mienne, ou dans un sac de dame. Je garnirai seulement sa pure couverture blanche d’un papier kraft à l’ancienne, je l’ouvrirai au square, ou dans le métro, dans l’autobus, entre deux stations, puis le refermerai pour méditer jusqu’au terme de mon trajet.
Michel Host
(1) Les traducteurs : Ophélie Alegre, Elisabet Brouillard, Johanna Chatellard-Shapira, Martine Desbureaux, Benoît Fourcroy, Elisabeth Hagstedt, Marianne Hoang, Randi Ilari, Anne Karila, Anna Lisbeth Marek, Laurence Mennerich, Aude Pasquier, Isabelle Piette, Sophie Refle, Anne Sée.
(2) Qu’on me pardonne, mais la piqûre étant salutaire, cela se reproduira souvent.
(3) Note de la p.119 : « L’utilisation du pronom neutre hen fait actuellement débat en Suède ».
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