La Chine en partage. Les écrits sinophiles du Père Matteo Ricci, Matthieu Bernhardt (par Gilles Banderier)
Matthieu Bernhardt, La Chine en partage. Les écrits sinophiles du Père Matteo Ricci, Genève, Droz, 2021, 470 pages, 41, 15 €.
Le Grand Dictionnaire de la langue chinoise, publié en sept beaux volumes (2001), le meilleur dictionnaire chinois-français et par ailleurs un des meilleurs dictionnaires chinois au monde (ainsi qu’une encyclopédie de cette civilisation millénaire) s’appelle familièrement le « Ricci », du nom des Instituts Ricci de Taïwan, qui dirigèrent cette admirable entreprise. Pourquoi ce lexique porte-t-il un nom si peu chinois ? Qui fut Matteo Ricci (1552-1610) ? Un des personnages les plus extraordinaires de l’histoire mondiale et, paradoxalement, un homme peu connu, en Occident du moins, car les Chinois (et pas seulement ceux de Taïwan) cultivent sa mémoire. Sur un bas-relief exposé à Pékin, commémorant les grands historiens de la Chine, il est un des deux seuls étrangers représentés, l’autre étant Marco Polo. On ne doit pas seulement à ce contemporain de Henri IV (ils moururent à trois jours d’intervalle, l’un ignorant probablement l’existence de l’autre) d’avoir revêtu le patronyme de Kong Qiu Zhongni de la robe latine sous laquelle il est connu (Confucius).
Entré à dix-neuf ans dans cette véritable armée de l’Église qu’était la Compagnie de Jésus (de création toute récente et rien ne serait plus faux que de se représenter les Jésuites du XVIe siècle à l’aune de ce qu’ils sont devenus), il fut envoyé par ses supérieurs aux marches de la Chine où, avec une facilité déconcertante, il acquit la maîtrise du chinois avant de rejoindre l’Empire du milieu pour y prêcher l’Évangile (ce qui n’allait pas sans de considérables risques physiques) et, surtout, apporter les savoirs développés en Europe dans les domaines des mathématiques, de la cartographie, de l’astronomie et de l’horlogerie, des disciplines plus ou moins liées entre elles. Considéré par les dignitaires chinois eux-mêmes comme un lettré, un mandarin, Ricci parvint à se hisser jusqu’à la cour impériale et à devenir un familier de l’empereur. Bien entendu, il n’avait pas perdu de vue son objectif initial : l’évangélisation de ce pays immense. Mais, instruit par l’échec quelquefois sanglant des tentatives antérieures, il eut le bon sens de ne pas s’y attaquer frontalement, en demandant aux Chinois d’adopter du jour au lendemain les dogmes chrétiens, tout en faisant table rase du reste. Se souvenant qu’il professait une religion où Dieu s’était abaissé jusqu’au niveau de la condition humaine (le concept de kénose dans l’épître aux Philippiens 2, 6-7), il entreprit d’accommoder le message chrétien et de le concilier avec le confucianisme. On retrouvera ce concept d’accommodation, cette règle de l’adaptation aux circonstances extérieures, dans une perspective radicalement différente, celle de « l’homme du monde », du courtisan, chez un autre Jésuite, très éloigné (en apparence ?) du souci d’évangélisation, Baltasar Gracián.
Le transfert culturel opéré par le R.P. Ricci ne fonctionna point à sens unique, de l’Europe vers la Chine. Ricci et ses compagnons furent les auteurs d’un abondant corpus, destiné en premier lieu à la hiérarchie jésuite, puis « vulgarisé ». Pendant longtemps, en réalité jusqu’au XIXe siècle, tout ce que l’Europe sut de la Chine, toute l’information alléguée par un Leibniz ou un Voltaire, lui venait de sources catholiques (ce fut à la Bibliothèque du Vatican que Montaigne vit un livre chinois) et, particulièrement, jésuites. Ce corpus est étudié par Matthieu Bernhardt dans La Chine en partage, un livre érudit et remarquable, où l’auteur passe comme en se jouant d’une langue à l’autre, car les textes de Ricci circulèrent largement, furent adaptés, traduits, parfois trahis. Il y eut dans son aventure missionnaire une indéniable dimension de compromis, la Chine s’ouvrant à l’Europe et l’Europe chrétienne acceptant les prémices de son décentrement (qui se produira malgré elle des siècles plus tard, au profit notamment de la Chine, mais Ricci ne pouvait le deviner). Le jésuite italien ne fut pas seulement un missionnaire au sens courant du terme, mais également (autant ? surtout ?) un géographe et un ethnologue avant l’heure, soucieux de comprendre la très ancienne civilisation dans laquelle il venait s’insérer. Les Européens ne virent longtemps la Chine qu’à travers ses yeux, ceux d’un observateur intelligent, attentif et curieux, car les Jésuites avaient œuvré à la réhabilitation de la curiosité (Ricci est contemporain de l’essor des Wunderkammer). Il notait ainsi (et cela produit un écho singulier aujourd’hui) que les Chinois étant fort économes, leurs artisans veillaient à fabriquer des produits à bon marché, mais de qualité médiocre. Ce bel ouvrage contribuera à faire connaître le R.P. Ricci et à le remettre à sa vraie place, celle d’un éminent passeur de cultures.
Gilles Banderier
Matthieu Bernhardt enseigne la langue et la littérature française à l’université de Genève.
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