La chasse au renne de Sibérie, Julia Latynina
La Chasse au renne de Sibérie, trad. du russe Yves Gauthier. 2008, 665 pages, 11,50 €
Ecrivain(s): Julia Latynina Edition: Babel (Actes Sud)
Moins connue pour sa production littéraire que pour son journalisme politique, Julia Latynina s’intéresse tout particulièrement aux relations (souvent compliquées) entre crime et politique, entre économie et mafia. Quoi de mieux, pour parler de ces thèmes, que la Russie, pays fascinant et troublant s’il en est ? A travers l’histoire d’un combinat métallurgique de Sibérie qui trouve des implications jusqu’à Moscou, Latynina nous propose une description de la situation sociale en Russie, pays inégalitaire qui met en opposition les nouveaux riches du secteur de la banque et les pauvres prolétaires.
L’enjeu de cette intrigue majoritairement financière n’est pas réductible à une dénonciation politique du gouvernement de Poutine (l’instance politique est le grand absent du roman). Dans ce roman noir, on observe plutôt un empire en désintégration. Mais plus qu’aux aspects politiques et économiques (affaires bien souvent de spécialistes et Julia Latynina en est une), intéressons-nous prioritairement à des considérations littéraires.
Généralement, dans un roman policier, il y a toujours les bons contre les méchants, les réparateurs de la justice contre les malfaiteurs. Ici, l’auteur évite de tomber dans une description trop manichéenne de ses personnages. Ardu alors de résumer une intrigue qui s’étale et subit de nombreux rebondissements. Au nœud principal – le combinat d’Akhtarsk contre la banque moscovite Iveko –, s’agrègent souvent des personnages secondaires, jouant souvent le rôle de faire-valoir vis-à-vis de ces acteurs principaux. Dans le combinat perdu au fin fond de la Sibérie, le grand manitou (qui détient 75% du capital de l’usine) s’appelle Izvolski – archétype du self-made-man – et a pour seconde main Tcheriaga. De l’autre côté, à Moscou, la banque Iveko n’hésite pas pour arriver à ses fins à faire appel au gang des Pattes-Longues, un des plus influents de la capitale, ainsi qu’à se servir du pouvoir du Kremlin. La guerre est financière et pour y arriver tous les coups sont permis. Dans ce milieu uniquement masculin et misogyne – les femmes n’y sont que des putes, ou alors sont là pour faire à manger –, apparaît la figure angélique d’Irina, dépassée par tous les événements mais qui demeure un personnage central.
Malgré quelques longueurs, pour qui n’est pas friand de magouilles financières, La Chasse au renne de Sibérie vaut surtout pour son dénouement démystificateur qui laisse les opposants d’Akhtarsk (et le lecteur) cois, et pour son jeu des nuances. Ce roman n’est pas que didactique comme l’on pourrait s’y attendre. La romancière n’entend pas faire l’éloge de ce petit trou perdu au milieu de la Sibérie, où un homme règne en petit père sur un peuple qui lui est redevable de tout. Justement, à quelques pas d’Akhtarsk, un autre village est anéanti par la misère, ce que reproche Irina à Izvolski. Tout-puissant dans son village sibérien, il ne peut rien pour aider les ouvriers de l’usine d’à côté (dont le tableau est déplorable).
On observe ainsi une évolution du personnage : d’un bourreau de travail pour qui les hommes ne sont que du capital, il devient un être humain découvrant l’amour avec cette frêle créature qu’est Irina à ses côtés. Au contraire, Tcheriaga suit une transformation opposée qui le fait passer d’un bel homme concerné à un simple ordonnateur de crimes, au moment où il remplace par intérim Izvolski au sommet du combinat. Comme si l’on ne pouvait pas garder son humanité en devenant quelqu’un de très influent.
Si l’on pressent que l’attirance de l’auteure va plutôt vers ces personnages-là – bien plus creusés – que vers les Moscovites souvent réduits à « mon but c’est faire du fric », elle ne s’enfonce pas dans une vision simpliste des choses. Tout y est plus compliqué : chacun est en effet gouverné par ses intérêts personnels, dans un jeu d’alliances et de contre-alliances qui restent souvent difficiles à déchiffrer.
Et l’approfondissement des deux caractères principaux – Izvolski et Tcheriaga – permet de donner un portrait plutôt humain de ces hommes qui ne dorment que quatre heures par nuit tout entièrement dévoués à manigancer de nouvelles occasions de se faire de l’argent. De surcroît, Irina apporte un peu de fraîcheur dans ce monde de brutes
Si Moscou fait bel et bien « la chasse au renne de Sibérie », le renne s’en sort sain et sauf, malgré quelques blessures. Latynina parvient in extremis à sauver le lointain pays de cocagne de la monstrueuse capitale. On retrouve évidemment des relents de son anti-poutinisme dans la critique en creux du pouvoir politique. Parce que si tous ces crimes sont possibles, ne serait-ce pas en raison de la corruption de la justice qui laisse tout faire et est même liée aux réseaux mafieux les plus puissants ? Pour finir, le style d’écriture est plutôt appréciable : souvent cru, il est en corrélation avec le contenu du roman. Même si les explications financières (dont les enjeux peuvent par moments échapper complètement au lecteur) restent indigestes, la lecture de ce roman noir permet de découvrir des logiques complètement différentes des nôtres, qui se prêtent très bien à la fiction littéraire.
Grégoire Meschia
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