La chance de l’écrivain, David Lodge (par Sylvie Ferrando)
La chance de l’écrivain, avril 2019, trad. anglais Maurice et Yvonne Couturier, 540 pages, 24 €
Ecrivain(s): David Lodge Edition: Rivages
Après Né au bon moment (2016), dont le titre original est Quite a good time to be born, A Memoir, 1935-1975 (2015), Lodge renoue ici avec ses mémoires autobiographiques, à présent dans les années 1980. C’est son identité d’écrivain qu’il interroge dans ce livre.
Lodge s’est toujours intéressé à la pratique de la fiction et à l’écriture créative des écrivains, dont il parle dans au moins deux ouvrages : The Practice of Writing, non traduit (1996) et The Art of Fiction, recueil de chroniques littéraires qu’il a écrites pour The Independant (L’Art de la fiction, Payot et Rivages, 2008). Pour lui, l’étude des textes littéraires et des intentions de son auteur sont le pendant de l’écriture de fiction narrative. Sa carrière d’universitaire, qui plus est de professeur de littérature anglaise moderne et contemporaine à l’université de Birmingham, a nourri ses romans. Contenu biographique et factuel et contenu fictionnel interfèrent, faisant de cet écrivain un partisan de l’« intégrationnisme », c’est-à-dire de la concordance entre l’expérience de l’auteur et le matériau textuel.
Ainsi, on retrouve parmi les anecdotes professionnelles narrées par Lodge dans La chance de l’écrivain l’écho de celles d’au moins deux de ses romans : Changing places/Changement de décor(paru en français en 1990) et Small World/Un tout petit monde (1991), tous deux parus aux Editions Rivages, qui, en la personne de Gilles Barbedette, ont découvert et promu cet auteur ; les deux romans ont été traduits par les mêmes traducteurs, les fidèles Maurice et Yvonne Couturier.
On retrouve dans ce deuxième volume de son autobiographie des anecdotes savoureuses sur les colloques auxquels Lodge a pris part. Sont en particulier détaillés les aléas de l’écriture et de la parution, au Royaume Uni et aux Etats-Unis, d’Un tout petit monde en 1981, son amitié avec Joyce Carol Oates à Washington DC, ses voyages à Ankara, en Grèce, en Pologne et à Amsterdam, qui ont inspiré certains passages ou personnages de son roman, comme son avatar Philip Swallow et l’universitaire Stanley Fish dont il a tiré certains traits pour le personnage de l’Américain Morris Zapp. On retrouve également dans La chance de l’écrivain d’intéressantes notations sur la vie personnelle de Lodge, qu’il s’agisse de son union avec sa femme Mary, de l’éducation de son plus jeune fils souffrant de handicap, Christopher, ou de l’apparition progressive de sa surdité.
Critique et romancier, telles seront les deux fonctions scripturales de David Lodge, dans lesquelles il s’épanouira davantage que dans son rôle d’enseignant, au bout de 25 ans de carrière : l’écriture fictionnelle, d’une part, et, d’autre part, la recension critique ou la chronique d’ouvrages – romans classiques d’auteurs anglophones ou essais littéraires pour la grande majorité. Ecriture créative et écriture critique s’épaulent et se complètent, empêchant Lodge de verser dans l’ennui et la routine de la pédagogie et du travail administratif universitaires.
Toutefois, si associer les deux identités d’écrivain et de critique est aisé, de même que sont proches les fonctions de professeur et de critique littéraire, en revanche assumer tout ensemble les rôles d’enseignant et d’écrivain a pour Lodge « quelque chose d’artificiel ». Il souffre de plus en plus du fait que « l’écrivain puis[e] inévitablement dans son expérience du milieu où il travaill[e] » la matière de ses romans, et du fait d’avoir à « éviter de se comporter en tant qu’écrivain sur le campus ». Seul le registre satirique de ses premiers romans lui a permis d’échapper à cette schizophrénie identitaire. Avec les effets des restrictions budgétaires du gouvernement thatchérien dans son université, il prend le risque de devenir écrivain « free-lance », « à plein temps ».
Un quatrième rôle lui échoit en 1989 : celui de président du Booker Prize, l’un des plus prestigieux prix récompensant une œuvre de fiction écrite en langue anglaise par un auteur vivant. Expérience plutôt décevante, selon lui, parce qu’elle consiste surtout à éliminer des ouvrages et des auteurs de grande qualité, dans une perspective injustement et cruellement élitiste.
Avec le recul, et au fil du texte, Lodge dresse de lui-même le portrait d’un écrivain populaire des milieux intellectuels, comme le montre la première adaptation, ratée, pour la télévision anglaise, d’Un tout petit monde, qui ne respecte pas les codes universitaires du roman. Mais il est aussi l’un des écrivains qui, s’opposant aux structuralistes comme Barthes et Derrida qui affirment que « le sens d’un texte est produit par son lecteur », n’est pas disposé « à renoncer à l’idée qu’[il est, lui, en tant qu’écrivain de fiction] impliqué dans une activité de communication ». A ce titre, il revendique l’importance des intentions de l’auteur, auteur conscient d’un certain sens qu’il donne à son œuvre. Il écrira d’ailleurs une biographie romancée de Henry James, parue sous le titre L’Auteur ! L’auteur !(traduction Suzanne V. Mayoux, Rivages, 2005).
Si « La mort de l’auteur » est pertinente pour protéger la vie et l’expérience de l’homme qui écrit et publie, en revanche elle retire à l’auteur le bénéfice de son engagement, de sa motivation et de sa liberté. La fatwa prononcée en février 1989 contre Salman Rushdie et ses Versets sataniques par l’ayatollah Khomeiny en est une démonstration, certes quelque peu excessive.
Définissant son ADN d’écrivain, David Lodge pense que ses structures narratives préférées sont « les oppositions binaires entre différentes cultures, différentes professions et mentalités ». Il s’agit là peut-être d’un rappel inconscient ou de réminiscences de la dichotomie entre le Bien et le Mal chère aux catholiques, dont il a connu – et parfois subi – l’éducation depuis son enfance. Dans ce deuxième volume de ses mémoires, Lodge, « né au bon moment », ne renie jamais ce qu’il est.
Sylvie Ferrando
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