La chambre de Jacob, Virginia Woolf
La chambre de Jacob, Trad de l'anglais et présenté par Adolphe Haberer, 363 p.
Ecrivain(s): Virginia Woolf Edition: Folio (Gallimard)
Peut-on concevoir un roman sans histoire ?
C’est la question que pose cette œuvre de Virginia Woolf.
Il y a un personnage, Jacob, qu’on peut appeler principal, annoncé dans le titre, souvent absent dans le texte, et cependant omniprésent d’un bout à l’autre de la lecture.
Il y a un narrateur, ou une narratrice, qui sait tout de lui, mais qui n’en dit que ce qu’elle veut bien en dire.
Il y a un récit qui s’attache au personnage, qui ne fait surface que de façon épisodique, comme un sous-marin, sans que les épisodes s’en inscrivent dans une narration linéaire, logique, suivie. Pour être plus précis, il y a des récits, des fragments de récits, où Jacob apparaît, pour un petit bout de chemin en compagnie du lecteur.
Il y a, emplissant les ellipses, les regards, multiples, croisés, celui de la narratrice et ceux des nombreux personnages qu’on peut appeler secondaires, bien que personne, dans le fil haché du livre, ne soit, c’est immédiatement évident, secondaire. Et ces regards, ces visions balaient un paysage, une colline, une rue, une plage, une ville, un monument, et offrent autant de tableaux, de scènes villageoises, citadines, champêtres sur lesquelles, en surimpression, bougent, pensent, parlent, conversent des hommes, des femmes, dont on ne sait pas grand-chose, qui passent et repassent, eux aussi, par intermittences.
Il y a la pensée errante et les rêveries libres de la narratrice, dans les interstices de quoi se succèdent des séries hasardeuses de touches descriptives (ce « roman » a été qualifié d’œuvre impressionniste), des guirlandes de bribes de dialogues, des litanies de visions fugitives, des lambeaux d’histoire contemporaine et d’histoires individuelles, des parts congrues de commentaires extra et intra diégétiques.
Il y a la chambre, celle de Jacob, où le lecteur est invité, régulièrement, à pénétrer pour une brève visite, le temps d’un coup d’œil, cette chambre où il ne se passe rien, cette chambre tragiquement vide à la fin du livre, comme symbolique de la vacuité de l’existence, de l’inanité d’être, de l’inutilité même de l’écriture :
« Chaque visage, chaque boutique, fenêtre de chambre, débit de boissons et square obscur est une image fiévreusement tournée – en quête de quoi ? Il en va de même avec les livres. Que cherchons-nous dans ces millions de pages ? Tournant toujours les pages avec espoir – oh, voici la chambre de Jacob. »
Il y a les images récurrentes, les métaphores obsédantes, dirait Charles Mauron, en particulier le retour régulier de celle de la vague, si familière en l’univers imaginaire de Virginia Woolf, dont il faut avoir lu ce formidable roman intitulé précisément « Les vagues ».
Il y a cette autre obsession, celle de l’événement tragique, qui met fin à l’histoire, qui tue le personnage, le narrateur… et l’auteur : la mort rôde, elle est à l’affût, elle s’annonce par le grand fracas d’un arbre qui tombe dans le crépuscule, par « de lointains ébranlements dans l’air et des cavaliers fantômes qui galopent, qui s’arrêtent… », par « un bruit sourd, comme si un meuble lourd était tombé, inopinément, de lui-même… ».
Le récit, qui chavire régulièrement dans les plongées mélancoliques que fait l’auteure en les profondeurs de son propre Moi, est ainsi ponctué de sombres présages :
« A cet instant trembla dans l’air une plainte frémissante, frissonnante, lugubre… »
Il y a, alors, la poésie, toute la poésie, et, finalement, rien que la poésie.
Là est le secret de la magie Woolf ! Ce « roman » cassé, brisé, rompu, fragmenté, ces personnages fugaces, passagers, insaisissables, ces récits éphémères, sans début, non finis, ces instantanés impromptus, ces dialogues décousus, effilochés, abruptement interrompus, cette écriture volontairement déstructurée, cette narration qui a été voulue sans queue ni tête, cette introspection qu’on sent douloureuse et libératoire, constituent un magnifique voyage poétique dans un univers paradoxalement banal, quotidien, médiocre, bourgeois au sens le plus péjoratif du terme.
Quiconque s’embarque sur ces vagues n’a plus aucune envie de retourner au port…
Superbe, forcément superbe !
Patryck Froissart
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